La grande guerre chimique : 1914-1918
industriel. Il ne suffisait pas en effet de
sélectionner un agent toxique « militarisable », encore fallait-il
pouvoir le produire en quantité significative à un prix raisonnable. La France
et la Grande-Bretagne ne disposaient pas, à l’aube du conflit, d’industries
chimiques comparables aux installations allemandes. Pour les Alliés, la guerre
chimique fut, en plus d’un défi scientifique, un défi industriel dont il
conviendra de retracer les développements.
Enfin, il ne faut pas oublier les hommes, les combattants,
qui, de Salonique à Ypres, luttèrent pendant des mois dans cet enfer que furent
les tranchées de la Grande Guerre. La confrontation avec les gaz sur le front
fut toujours douloureuse pour les fantassins et les toxiques marquèrent autant
les chairs que les esprits. Cependant on ne dispose jusqu’à présent d’aucun
bilan humain raisonnablement fiable des hostilités chimiques. Des estimations
que l’on peut parfois qualifier de fantaisistes circulent, ici et là, et sont
reprises depuis près d’un demi-siècle par la plupart des commentateurs sans
véritable examen critique. De fait, jusqu’à une date récente, non seulement une
partie des archives françaises restait inaccessible aux recherches des
historiens mais les statistiques officielles des pertes russes causées par les
gaz se révélaient pour le moins douteuses. L’ouverture dorénavant totale des
archives permet d’envisager une estimation plus sûre. En outre, et malgré la
disparition d’une partie des archives allemandes détruites par les
bombardements alliés au cours de la Seconde Guerre mondiale, l’ensemble des
documents conservés au Public Record Office (Kew), au Bundesmilitärarchiv (Freiburg) ainsi qu’au Service Historique de l’armée de terre (Vincennes),
constituent une richesse extraordinaire. Ces quelques 750 volumes forment
par ailleurs la colonne vertébrale de cette étude, dont l’un des objectifs
consistera donc, si cela est possible, non seulement à dresser un bilan
statistique des morts et des blessés causés par la guerre chimique mais
également d’évaluer l’impact des gaz sur la vie quotidienne des combattants de
la Grande Guerre. Pour ce faire, et grâce à l’aide du ministère français des
Anciens combattants, j’ai eu la chance de pouvoir interroger un certain nombre
de vétérans français de la Grande Guerre qui ont tous, peu ou prou, été
confrontés aux gaz. Ces moments ont constitué les instants les plus
passionnants de mes recherches et ces conversations ont tenté de mettre en
lumière la manière dont les gaz ont affecté la vie des soldats dans les
tranchées ainsi que les conséquences militaires et les servitudes induites par
l’apparition et l’intensification de la guerre chimique au fil des hostilités.
Au terme de cette quête, peut-être sera-t-il possible d’embrasser pleinement l’ampleur
des blessures psychologiques qui contribuèrent à imprimer si douloureusement l’expérience
des gaz entre 1914 et 1918 dans notre mémoire collective.
Le propos de cette étude est donc, au terme d’un éclairage
essentiellement militaire, de tenter de déterminer quel fut véritablement l’impact
de l’arme chimique sur le déroulement des hostilités tant du point de vue
tactique, technique, industriel que du point de vue humain. Après avoir
déterminé les circonstances militaires et politiques, les raisons tactiques qui
présidèrent à l’apparition soudaine des gaz sur le champ de bataille de la
Grande Guerre, cette monographie tentera de cerner les responsabilités
relatives des belligérants dans l’introduction des gaz ainsi que le déroulement
et les conséquences militaires de l’attaque chimique allemande du 22 avril 1915.
L’étude mettra également en lumière les conditions politiques, militaires et
industrielles de la réplique alliée ainsi que les modalités de l’escalade
chimique. On s’attachera ensuite à identifier et à analyser le poids relatif
des contraintes tactiques, industrielles mais également techniques qui ont
façonné le développement de ces armes afin, dans une seconde phase, d’évaluer
la façon dont ces facteurs, au travers des doctrines d’emploi, ont déterminé
les conditions mêmes du combat dans les tranchées de la Première Guerre
mondiale.
Prolégomènes
Avant d’aborder le propos qui nous importe, il paraît
opportun de préciser et définir, au moins succinctement, la notion
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