La grande guerre chimique : 1914-1918
ses unités sur le
front occidental. Le gros des forces se répartirait entre Aix-la-Chapelle et
Metz tandis que de simples troupes de réserve seraient placées entre Metz et
Strasbourg alors que la zone allant de l’Alsace à la frontière suisse devait
être largement dégarnie. Négliger délibérément la partie sud du front
occidental témoignait de l’ingéniosité du plan allemand. Schlieffen en venait
ainsi à espérer une offensive française en Alsace voire une pénétration dans le
sud-ouest de l’Allemagne. Il pensait en effet qu’une telle offensive n’aurait
aucune signification stratégique tangible, l’armée française se détournant de
la sorte du principal théâtre d’opérations situé dans le nord de la France.
Schlieffen, conscient de la témérité de cette manœuvre de contournement et de
la nécessité de disposer du plus grand nombre de troupes pour mener à bien
cette opération, décida d’y affecter plus de 80 % du potentiel militaire
allemand. La partie du plan organisant les opérations sur le front oriental
était tout aussi audacieuse. Non seulement Schlieffen prévoyait de le dégarnir
mais, en plus, il était déterminé à accepter le combat avec les troupes russes
dès que celles-ci auraient pénétré en Prusse orientale. Estimant disposer d’une
certaine supériorité inhérente à la configuration géographique de cette partie
du théâtre des opérations, Schlieffen espérait réussir à envelopper l’armée
russe grâce au sacrifice temporaire du centre de l’armée allemande [110] .
Alfred Schlieffen quitta l’état-major en 1905 et fut remplacé par von Moltke,
neveu de l’illustre maréchal. Ce dernier, bien qu’effrayé par l’audace du plan
conçu par Schlieffen, ne le remit pas en cause. Cependant, de 1905 à 1914, l’armée
russe mena une spectaculaire réorganisation, et le réseau ferroviaire fut peu à
peu amélioré. Inquiet d’une menace russe qui, de fait, se faisait de plus en
plus précise, Moltke « édulcorera » le plan de son prédécesseur en
renforçant le front oriental [111] , ainsi que la
partie sud du front occidental au détriment du gros des forces prévu pour l’attaque
à travers la Belgique. Cet affaiblissement de l’aile « marchante »
allemande allait jouer un rôle déterminant lors de la bataille de la Marne. Si
le Plan Schlieffen peut être considéré, à bien des égards, et malgré ses
imperfections et ses risques parfois insensés, comme une brillante
manifestation du génie militaire, réunissant à la fois l’audace et la minutie,
il est néanmoins possible, près d’un siècle après les faits, d’en développer
une analyse critique [112] .
L’inflexibilité des plans, et particulièrement celle du plan allemand,
témoignait de l’effacement de la diplomatie au profit du militaire. La
confiance aveugle en l’offensive conférait un très grand pouvoir aux
planificateurs et aux techniciens, certes les plus compétents en matière
militaire mais peu à même d’évaluer complètement les implications politiques
des plans de guerre. En période de crise, la mobilisation était avant tout un
moyen de pression diplomatique, une ultime mise en garde. Pourtant, dans le
contexte politique et militaire de 1914, la mobilisation entraînait
inéluctablement le début des hostilités : pour l’Allemagne « la
mobilisation signifiait la guerre » [113] .
L’inflexibilité des plans ne permettait pas d’imaginer des solutions
intermédiaires prévoyant, par exemple, un déploiement de forces sur certains « points
chauds ». Leur rigidité, conjuguée à l’information lacunaire dont
disposaient les protagonistes sur les motivations réelles de leurs adversaires,
a été la cause de très nombreuses erreurs d’évaluation, notamment lors de la
crise de juillet 1914.
À vouloir absolument maîtriser les événements, les Allemands
furent prisonniers d’un dangereux engrenage. L’inflexibilité de leur plan et
leur volonté d’éviter à tout prix de se trouver confrontés à deux adversaires
en même temps les privaient de l’initiative sans qu’ils en aient d’ailleurs
véritablement conscience. En effet, si l’armée russe était mobilisée, sans pour
autant qu’ils soient certains que l’empire tsariste s’apprête à déclencher les
hostilités, les Allemands étaient entraînés presque inexorablement dans la
guerre, et étaient dès lors obligés d’attaquer et de vaincre la France en
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