La grande guerre chimique : 1914-1918
longue succession de tranchées fortifiées et enterrées,
pouvaient laisser espérer que les gaz constitueraient une arme susceptible de
déloger les fantassins de positions inexpugnables par des moyens
conventionnels. Certes, les premiers gaz utilisés par l’armée française n’étaient
pas mortels mais leur utilisation s’inscrivait incontestablement dans cette
problématique tactique. Si la guerre chimique, du moins dans sa forme
meurtrière, n’avait pas vu le jour à Langemarck le 22 avril 1915 sous
la forme d’une attaque allemande, il n’est pas déraisonnable de penser qu’elle aurait
probablement éclaté ailleurs et plus tard sous l’impulsion d’un autre
protagoniste.
CHAPITRE III
Langemarck ou la boîte de Pandore
Les vapeurs de l’ivresse et les souffles du vent,
Sur ce mardi gras veule et ses sinistres casques,
Sur ces groupes sans nom de groins noirs et de casques,
Planent, puis vont vers le lointain, étrangement.
Le carnaval des gaz se chante à grand vacarme,
La mitrailleuse rit son fou rire de mort,
Les clairons dans la Flandre emmêlent leurs accords,
Et les tocsins des tours propagent leur alarme.
Maurice gauchez, Les gaz [170] .
À la fin de l’année 1914 et après l’échec de la première
bataille de l’Yser, l’état-major allemand, obnubilé par la reconquête du
mouvement qui ne pouvait passer que par la percée du front ennemi, était prêt à
envisager toutes les innovations militaires susceptibles d’apporter une réponse
tangible à l’immobilisation de la guerre.
Fritz Haber, père de la guerre chimique moderne
Falkenhayn se montra fort intéressé par les travaux sur l’utilisation
militaire de substances chimiques. Le 18 décembre 1914, il conseilla
au célèbre chimiste Emil Fisher d’orienter ses recherches vers un gaz capable « d’incapaciter »
de manière définitive (élégant euphémisme pour signifier tuer !) les
fantassins ennemis. Ce dernier lui répondit que cette tâche était délicate et
que la mise au point de tels procédés pourrait s’avérer longue et fastidieuse.
Au même moment, un autre chimiste allemand de renom, Fritz Jacob Haber,
directeur du Kaiser Wilhelm Institut de Berlin-Dahlem, un organisme de
recherche de chimie organique, émettait une proposition étonnante. Il proposait
de diffuser le gaz, non pas au moyen d’obus, mais directement depuis des
cylindres pressurisés placés dans les tranchées, et de laisser le nuage de gaz
flotter au gré du vent vers les lignes ennemies. L’homme était fort respecté et
l’état-major, malgré des voix discordantes [171] , l’autorisa à
effectuer des tests. Fritz Haber, silésien robuste de 46 ans, chimiste
éminent, était un expert en manipulation des gaz comprimés. Ce fut d’ailleurs
la mise au point d’une technique de compression de l’hydrogène et de l’azote
sous plusieurs centaines d’atmosphères qui lui avait permis, en 1913, de
réaliser la synthèse catalytique de l’ammoniac. Cette prouesse lui valut de
recevoir, en 1918, le prix Nobel de chimie. Il était d’autant plus écouté par
les militaires que son invention avait permis à l’Allemagne d’acquérir une
indépendance partielle vis-à-vis des nitrates du Chili pour la fabrication de
ses explosifs. Dès le début des hostilités, le P r Haber
entretint de nombreuses relations de travail avec les services techniques des
armées allemandes. Plus tard, ces bonnes relations furent couronnées par sa
nomination au poste de chef du département chimie du ministère de la Guerre, et
de sa promotion au grade de capitaine dans la Landwehr. Au fil de la
guerre, il s’imposa comme le principal responsable du programme chimique
militaire allemand. Il fut décoré de la Croix de Fer pour son action pendant le
conflit. Malgré les services immenses rendus à son pays, Fritz Haber ne résista
pas longtemps aux persécutions liées à la montée du nazisme en Allemagne. De
confession juive, il fut contraint à s’expatrier en 1933 ; il se retira en
Grande-Bretagne puis en Suisse, et mourut, à Bâle, en 1934 [172] .
Le choix du P r Haber s’était porté vers un
agent chimique dont la dispersion se prêtait à cette méthode : le chlore [173] .
Ce gaz était un puissant irritant des voies respiratoires qui provoquait, après
inhalation, une mort rapide. Gazeux au-dessus de 3 °C et aisément
liquéfiable, il s’évaporait en une épaisse fumée jaunâtre. Il présentait aussi
l’avantage
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