La grande guerre chimique : 1914-1918
abandonné quelques mois
plus tôt dans les cartouches suffocantes en raison des difficultés d’approvisionnement.
La thèse de M. Prentiss, qui repose pour l’essentiel sur les allégations
allemandes accusant les Français d’avoir utilisé massivement des gaz
lacrymogènes dans l’Argonne au mois de mars 1915, apparaît donc peu
vraisemblable [144] .
En effet, s’il n’est pas impossible que de telles substances aient été
employées à cette date sur le front, cela ne pouvait se concevoir que dans des
quantités expérimentales et non massivement, comme l’ont prétendu les
Allemands. Il demeure cependant, et cela est incontestable, que les autorités
militaires françaises planifiaient l’introduction des lacrymogènes dans l’artillerie
pour le printemps 1915 [145] .
Tâtonnements britanniques
À la même époque, de l’autre côté de la Manche, on s’intéressait
également au potentiel militaire des gaz. Au début de l’automne 1914, le
Chemical Sub-Committee du Royal Society’s War Committee proposa d’étudier l’utilisation
de substances chimiques dans des munitions d’artillerie. Sir William
Ramsay, prix Nobel de chimie en 1904, proposa l’acroléine, dont les propriétés
lacrymogènes et toxiques semblaient idéales. Cette proposition fut repoussée
car il était très difficile de maîtriser l’oxydation de cette molécule. Dès le
printemps 1914 [146] ,
des chimistes de l’Imperial College de Londres, sous la direction des P rs J. F. Thorpe
et H. B. Baker, avaient entrepris de tester la possibilité d’utiliser
des gaz irritants comme l’iodacétate d’éthyle (nom de code SK) [147] , le chlorure de
benzyle ou la chloracétone dans des obus de petits calibres. Cependant, aucun
de ces gaz ne fut retenu, en raison, d’une part, de leur faible efficacité et,
d’autre part, afin d’éviter d’éventuelles représailles allemandes. De plus, à
la fin du mois de septembre 1914, faisant remarquer que ces méthodes
violaient la Convention de La Haye, le War Office et l’Amirauté
interdirent formellement l’utilisation de substances lacrymogènes dans des
obus. Winston Churchill notait en outre, et non sans cynisme, « qu’il n’était
pas opportun d’introduire dans la guerre des méthodes qui seraient susceptibles
de provoquer des représailles inhumaines de la part de l’ennemi » [148] .
L’état-major britannique ne reconsidéra sa position qu’au
lendemain de la seconde bataille d’Ypres. Ainsi, au début du mois de janvier 1915,
reprenant les travaux entrepris par l’Imperial College, une démonstration de
pilonnage au moyen d’obus qui contenaient de l’iodacétate d’éthyle fut
organisée à Chatham pour des représentants du War Office. Ces essais, jugés
concluants, débouchèrent sur une commande importante de ce lacrymogène aux
usines Cassel Cyanide Works de Glasgow [149] . L’intérêt
précoce des Britanniques pour les possibilités offertes par l’arme chimique
était le fait de personnalités influentes comme Winston Churchill ou de
militaires appartenant à des échelons élevés de la hiérarchie. Cet intérêt, qui
toutefois se heurtait à des considérations juridiques et morales, était attisé
par des rapports, pourtant succincts et imprécis, en provenance des services de
renseignement britanniques sur la recherche chimique militaire allemande [150] . Peu à peu,
comme l’illustre l’adoption par le War Office en mars 1915 de la proposition
de l’amiral Dundonald d’entamer des recherches sur des écrans fumigènes,
la position officielle britannique s’assouplissait à l’endroit de la Convention
de La Haye de 1907. Il fallut cependant attendre l’attaque allemande du 22 avril
pour que les autorités britanniques franchissent le Rubicon. Au fil de l’immobilisation
de la guerre et de l’apparition des tranchées, des casemates et des
fortifications de campagne, la nécessité de se doter de moyens susceptibles de
déloger l’ennemi de positions retranchées faisait peu à peu son chemin dans l’esprit
des militaires français et britanniques. L’arme chimique semblait en effet
pouvoir répondre à cette attente.
Les premières recherches allemandes
En Allemagne, la recherche chimique militaire était bien
plus avancée et cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il semble superflu
de rappeler la puissance de la chimie allemande, dont la capacité de production
colossale et le savoir-faire unique au
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