La grande guerre chimique : 1914-1918
bouleverser le cours même du conflit, il semble
impossible et surtout sans grand intérêt de tenter d’y répondre.
Signalons par ailleurs que le communiqué quotidien de l’OHL
daté du 23 avril, très laconique, était muet sur l’emploi des gaz : « Hier,
au nord d’Ypres, nous avons percé le front ennemi de Langemarck à Steenstrate
et nos troupes ont progressé de 9 km au sud et à l’est de la hauteur de
Pilkem. Après de durs combats, elles ont franchi le canal et ont pris positions
sur la rive occidentale, en particulier dans la région de Hetsas. » [227] Pour les stratèges allemands, preuve avait été faite que les gaz seraient, à l’avenir,
un des moyens d’enfoncer le front adverse à condition qu’ils soient utilisés en
quantités suffisantes et appuyés par des effectifs conséquents. C’était, nous
le verrons, sans compter sur l’efficacité des mesures de protection. Pour
reprendre l’appréciation du général allemand von Tschischwitz, chef d’état-major
du 23 e corps d’armée de réserve en avril 1915, l’attaque
de Langemarck avait été « un feu d’artifice raté et il eût été préférable,
dans la forme qu’on lui donna, qu’il n’eût pas lieu » [228] . Comme il le
pressentait fort justement, l’Allemagne venait de gaspiller une arme dont l’utilisation
aurait pu se révéler décisive.
Toutefois, une deuxième attaque à l’aide de cylindres de
chlore, renforcée par un pilonnage aux T-stoff, fut lancée près de
Saint-Julien contre la deuxième brigade canadienne dans la nuit du 23 au 24 avril [229] .
Faute d’approvisionnements suffisants, elle fut de moindre envergure, puisque
seulement 15 t de chlore furent relâchées dans l’atmosphère et son impact
fut réduit car les défenseurs avaient été équipés, avec une promptitude
remarquable, de tampons respiratoires rudimentaires [230] . De plus,
quelques recommandations susceptibles de leur permettre de résister à la vague
de gaz avaient été données aux hommes. Les rapports officiels relatèrent l’attaque
de la façon suivante : « Le 24 avril, à l’aube, un important
lâcher de gaz conjugué à un pilonnage sévère précédèrent une violente attaque
de nos positions à l’est d’Ypres. » [231] Les unités
canadiennes durent néanmoins abandonner certaines positions au profit des
fantassins allemands. Quatre offensives chimiques supplémentaires furent
déclenchées dans ce secteur du front au cours des deux premières semaines de
mai. Le 2 mai, lors d’une tentative pour s’emparer de la colline 60
des environs d’Ypres, les forces britanniques (1 st Dorsets) subirent leur première offensive chimique, qui fut menée à l’aide de 40 t de
chlore. Selon le général britannique Foulkes, il y eut près de 2 400 blessés
dont 227 décédèrent [232] ,
mais la colline demeura aux mains des soldats de sa Majesté. L’opération fut
renouvelée, cette fois-ci avec succès, quatre jours plus tard [233] .
Au lendemain de l’attaque d’Ypres, le communiqué de presse
quotidien de l’état-major allemand, précédemment cité, indiquait la progression
importante de ses unités mais ne faisait pas mention de l’utilisation de gaz
lors de l’offensive. De leur côté, les forces britanniques relevaient l’utilisation
d’agents chimiques délétères par les troupes allemandes sans évoquer la
retraite alliée [234] .
L’émotion provoquée par l’attaque au gaz fut considérable dans les pays alliés.
Ces méthodes allaient incontestablement à l’encontre de la Convention de
La Haye de 1899, dont l’Allemagne était signataire. Un violent spasme
anti-allemand, relayé par la presse, secoua la France et la Grande-Bretagne. « Leurs
visages, leurs bras et leurs mains avaient pris une teinte grisâtre ; la
bouche entrouverte, les yeux vitreux, ils balançaient d’avant en arrière
tentant de trouver de l’air » [235] ,
rapportait le Times de Londres le 24 avril 1915. Le même
journal poursuivait cinq jours plus tard en affirmant que c’était là « une
méthode atroce de faire la guerre dont l’Humanité ne manquerait pas d’attribuer
la responsabilité à l’Allemagne ». Le quotidien londonien évoquait
également « un recours délibéré à cette méthode abominable (…), une
inspiration diabolique (…), une énormité » [236] . Hommes
politiques et militaires soulignaient la barbarie et l’horreur que suscitaient
ces méthodes, qui
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