La grande guerre chimique : 1914-1918
qui ne furent livrés qu’en avril 1916. À
cette époque, cette production ne représentait toutefois qu’une infime partie
de la production des obus explosifs conventionnels des belligérants.
Lors des premiers mois de la guerre chimique, les Allemands
disposaient d’un avantage initial important sur les Français dans le domaine
des munitions chimiques. En effet, contrairement aux obus français, pour la
plupart monoblocs, les projectiles allemands étaient bi-blocs, c’est-à-dire
ayant soit l’ogive, soit le culot vissés. Il n’y avait donc aucune difficulté à
substituer à la cartouche de carton contenant l’explosif un récipient en plomb
de même forme contenant le liquide toxique [466] . Cette
construction autorisait de plus aux Allemands de conserver une capacité de
fragmentation à la munition, ce qui leur permettait de rejeter toute accusation
de violation de la Convention de La Haye, qui prohibait l’utilisation de
projectiles dont le seul objet était de diffuser des gaz délétères. Les
ingénieurs allemands avaient mis au point à l’automne 1914 un obus
lacrymogène (T-stoff), et à l’été 1915 ils furent suivis par les
Français, qui avaient adapté un projectile similaire à leur canon de 75 mm.
Ces obus ne donnaient que partiellement satisfaction, car leur toxicité
opérationnelle restait faible. Les forces allemandes obtinrent cependant un
certain succès à l’aide de ces munitions en juin 1915 dans l’Argonne. Le 20 juin 1915,
20 000 de ces obus furent tirés sur des positions françaises dans le bois
de la Grurie et permirent, selon les termes mêmes des rapports français, d’obtenir
« des résultats assez importants » [467] et de démontrer « une
supériorité incontestable dans l’emploi des projectiles toxiques » [468] .
Les fantassins français ne disposaient pas à cette date de lunettes étanches
pour se protéger des lacrymogènes. Si quelques hommes décédèrent après avoir
inhalé des doses importantes de bromure de xylyle, les 2 400 survivants,
totalement réduits en incapacité, les yeux noyés de larmes et de douleurs,
furent tranquillement désarmés et capturés par des assaillants qui portaient
des lunettes. L’attaque ne permit cependant que d’emporter une bande de 500 m
de large sur 300 m de profondeur [469] . Il y eut,
toujours en Argonne, trois nouvelles attaques semblables sur les forces
françaises au cours des semaines qui suivirent. Lors de la dernière, les
Allemands parvinrent une nouvelle fois à capturer un grand nombre de fantassin
français (entre 800 et 1 600), ce qui eut pour conséquence d’accélérer la
fourniture aux Armées de lunettes étanches. Le 4 juillet 1915, dans
une lettre au sous-secrétaire d’État à la Guerre, Joffre écrivait, évoquant les
bombardements chimiques allemands : « Il résulte de l’expérience
acquise au cours de combats tout récents que ce n’est qu’à l’aide des gaz
asphyxiants ou tout au moins suffocants qu’il est possible de préparer l’attaque
de certains point fortifiés (…). J’attache une grande importance à ce que les
armées puissent disposer dans un court délai d’une grosse quantité de ces
projectiles. » [470]
Jugeant néanmoins les effets du bromure de xylyle
insuffisants, les chimistes allemands décidèrent de se tourner vers un
lacrymogène largement plus puissant, plus volatil, et même mortel à fortes
concentrations. Cette nouvelle munition, qui contenait un mélange de
chloroformiate d’éthyle monochloré et de chloroformiate d’éthyle dichloré,
reçut l’appellation K-stoff. Ces obus, aux effets peu persistants,
étaient utilisés lors d’opérations offensives et leur emploi demeurait
résolument offensif, alors que les projectiles T-stoff, moins toxiques
mais aux effets plus durables, étaient employés lors du harcèlement des
positions ennemies, sans réelle velléité offensive.
« Les obus T-stoff sont plus spécialement destinés à
créer des barrages permanents que les troupes de l’assaillant qui les utilisent
n’aient pas à traverser. On (les Allemands) se propose, ou bien par de larges
barrages en arrière des premières et des secondes lignes d’empêcher l’accès des
réserves ou la retraite de l’ennemi, ou encore de déloger les observateurs de l’artillerie,
ou de neutraliser une batterie d’artillerie que les obus explosifs ne peuvent
atteindre dans ses abris ; ou enfin d’isoler les troupes
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