La grande guerre chimique : 1914-1918
expériences se déroulèrent à Cannock Chase, mais le comité du MoM
éprouva le besoin de regrouper sur un site unique les installations de
recherche et d’évaluation chimiques. De nombreuses propositions furent
soigneusement étudiées.
En janvier 1916, on décidait donc d’acquérir, au terme
du Realm Act du budget de la Défense, un terrain de 1 200 ha, non
loin de Salisbury, sur lequel seraient implantés des laboratoires entièrement
dédiés aux expérimentations chimiques. Au cours de l’année, le camp de Porton
Down (c’est le nom qu’il reçut) [509] vit ses
effectifs doubler et atteindre le chiffre de 1 000 scientifiques et
militaires qui s’activaient sur les problèmes de la guerre chimique. On y
testait de nouvelles idées, on les développait, et parfois celles-ci devenaient
des armes opérationnelles [510] . Ce centre
présentait la particularité de regrouper la presque totalité des capacités de
recherche chimique militaire de la Grande-Bretagne. À la fin de la guerre, le
pays comptait près de 40 laboratoires, dont un grand nombre était situé à
Porton Down.
Une des innovations les plus ingénieuses issues du camp de
Porton Down fut sans aucun doute un projecteur de substances toxiques, appelé Livens Projector du nom de son concepteur, le capitaine William Howard
Livens. Cet ingénieur britannique, quelque peu excentrique, était animé par une
haine farouche des Allemands qu’il avait nourrie après avoir perdu un être cher
dans le torpillage du Lusitania. Très tôt, cet ardent partisan de la
guerre chimique prit la mesure des faiblesses de la technique des nuées
dérivantes. Il entreprit d’y remédier en élaborant un procédé de projection des
gaz directement sur les positions ennemies, ce qui permettrait de se défaire
partiellement des contingences météorologiques et logistiques. La mise au point
de ce nouveau mode de dissémination des gaz fut également menée à bien par
plusieurs ingénieurs de la compagnie Z de la Special Brigade, dont le plus
marquant fut sans doute Henry Strange. L’idée originelle du projecteur était
née de l’imagination féconde de William Livens dès 1915, mais les premiers essais
ne débutèrent qu’au printemps 1916 [511] . Cet engin,
extrêmement rustique, se montra fort efficace. Le caporal Eastham, de la compagnie J
de la Special Brigade, le décrivait comme « un long tube de métal qui
ressemblait à une éprouvette de laboratoire » [512] . Ce lance-bombes
consistait, en effet, en un tube d’acier de large diamètre (194 mm) que l’on
ancrait dans le sol avec un angle proche de 45° et qui pouvait tirer des
projectiles contenant 13,6 kg de phosgène ou de chlore. Son poids s’élevait
à 63 kg. Le processus de mise au point du projecteur tint plus du
bricolage ingénieux que d’une démarche scientifique rigoureuse. Ce témoignage
cocasse d’un soldat de la compagnie H, évoquant la calibration et la
détermination de la portée du projecteur, illustre l’esprit qui régnait au sein
de l’équipe des ingénieurs :
« Lorsque nous menions les tests destinés à évaluer
la portée du projecteur, nous utilisions des charges fragmentées que l’on
pouvait ajouter ou retirer en fonction du résultat désiré. Afin de mesurer la
distance, je me portais en avant, sur la zone de tir. La vision de ces
projectiles de bois arrivant à grande vitesse vers moi avait, je dois en
convenir, quelque chose d’effrayant. Mon activité ressemblait en fait à celle
des juges officiels dans une compétition d’athlétisme lorsqu’ils officient au
concours de lancer de javelot ou de disque. » [513]
Même s’il n’était ni très mobile ni très précis, le
projecteur permettait, au terme d’une préparation réduite, de noyer une cible
déterminée dans le gaz, quelle que soit la direction du vent, avec un effet de
surprise total : seul un flash discret précédait l’explosion du
projectile, qui noyait alors en un instant les alentours dans une concentration
extrêmement élevée de gaz [514] . Les chimistes
britanniques évaluaient à près de 41 200 mg/m 3 la
concentration en phosgène à proximité directe de l’explosion de la bombe. À cette
concentration, certes rarement atteinte dans des conditions non expérimentales,
les capacités filtrantes du masque allemand étaient saturées en deux à trois
minutes. Grâce à ces qualités, le projecteur Livens allait devenir l’un
des vecteurs chimiques
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