La guerre de l'opium

il serait condamné urbi et orbi par le père général de la Compagnie… jeté en pâture à ses collègues et même - pourquoi pas   ! - emprisonné jusqu’à la fin de sa vie dans une geôle du château Saint-Ange…
    Rien que de penser à cette horrible éventualité, Freitas en avait oublié Suarez, qu’il avait abandonné à son sort et qui marchait péniblement derrière lui, manquant de glisser à chaque pas.
    L’Église catholique était restée bien trop étriquée, figée dans des certitudes d’un autre âge. Elle n’avait pas suivi l’évolution du monde. Quand elle expédiait ses missionnaires aux quatre coins de la planète, c’était toujours pour inculquer et jamais pour s’inspirer. Les missions n’étaient rien d’autre que la forme dégradée des guerres de Religion et ce n’était pas un petit jésuite qui pourrait y changer quoi que ce soit.
    De retour au presbytère, continuant à entendre, mais sans l’écouter, l’inspecteur espagnol lui dispenser ses admonestations et ses conseils, c’est tout juste s’il ne se sentait pas coincé, la corde au cou, au bout d’un cul-de-sac dont il ne réussirait jamais à sortir…
    À moins qu’un miracle ne se produisît…
    Mais Freitas ne savait plus trop, en fait, s’il devait croire aux miracles   !

 
    17
     
    Canton, 19 mai 1847
     
    Lorsque Jasmin Éthéré ouvrit l’œil, les rayons du soleil, qui s’infiltraient par les persiennes, projetaient déjà leurs lances enflammées aux murs et au plafond de la chambre que Sérénité Accomplie leur avait allouée au premier étage de sa vaste demeure.
    Dehors, il faisait déjà grand jour.
    Juste contre elle, Tang dormait encore à poings fermés. Elle pouvait sentir sa chaleur qui irradiait le lit sur lequel le drap avait glissé, découvrant le torse de son amant aux pectoraux endurcis, mélange de force et de grâce. Elle étendit la main et en passa doucement la paume sur le ventre sculpté de son partenaire. À force de pratiquer l’union des souffles Heqi avec lui, le corps de Tang n’avait plus aucun secret pour la jolie contorsionniste, qui en connaissait désormais un à un tous les muscles et toutes les articulations, ainsi que la moindre surface de la peau…
    Pour les taoïstes, le corps humain est un paysage. Il a ses montagnes enneigées ou herbeuses, ses vallées ombragées ou desséchées, ses plaines caillouteuses ou fertiles, ses lacs d’azur et de jade et ses fleuves qui vont tous à la rencontre de la mer. Il est à l’image de cette « nature   » qui lui sert à la fois de cadre et de modèle. Il appartient à l’homme, s’il veut être en bonne santé - ce qui se dit aussi « en paix avec soi-même   » -, de s’accorder du mieux qu’il peut avec elle afin de trouver sa juste place sur la « grande étagère cosmique   », car l’Harmonie Suprême est à ce prix.
    Tout à ce désir, auquel elle avait pris goût, d’atteindre cet état de jouissance et d’équilibre, Jasmin Éthéré n’avait négligé aucun des recoins du territoire de son amant, y compris les plus inaccessibles…
    Furtivement, elle passa son index à l’entrée de sa Vallée des Roses avant de le porter à sa bouche. Elle avait tellement envie de lui que ce simple geste déclencha en elle un début de ce que les taoïstes appelaient joliment « montée en fusion   », ainsi que Tang le lui avait expliqué. Le désir et le plaisir des deux partenaires y sont si parfaitement synchrones qu’ils finissent par ne plus savoir qui est qui. Une caresse supplémentaire de son Bouton de Rose acheva de provoquer l’orgasme, cette délivrance qui fait basculer le cerveau dans le domaine où la jouissance abolit toute notion d’espace et de temps. Elle se mordit la langue pour s’empêcher de crier. La puissance de la vague qui la submergeait était telle qu’elle en avait mal au bout des seins. Le spasme irrépressible - un doux poignard planté dans son ventre tendu comme la peau d’un tambour - la traversa de part en part, et d’un seul coup ses jambes se mirent à trembler par saccades. Puis les délicieux fourmillements habituels se propagèrent tout le long de son corps, depuis ses extrémités jusqu’à sa tête, en s’amplifiant au fur et à mesure qu’ils approchaient de celle-ci, avant d’exploser en « feu d’artifice aux mille couleurs   » …
    La première fois qu’elle avait ressenti les effets du Heqi, sa peur initiale s’était rapidement