La guerre des rats(1999)
cirque.
— Pas encore, Vasha, répondit Tchouikov. Quelqu’un d’autre veut te dire un mot.
Il approcha deux chaises de son bureau, en indiqua une à Zaïtsev, tira d’un tiroir trois petits verres ventrus et une bouteille de cognac.
La porte s’ouvrit sur le colonel Nikolaï Filipovitch Batiouk, commandant de la 284 e division. Zaïtsev se mit au garde-à-vous. Le voilà, mon chef, pensa-t-il. Batiouk, l’Ukrainien grand et maigre affligé de problèmes circulatoires, l’officier qui, certains jours, ne pouvait marcher tant ses jambes le faisaient souffrir et qui devait se faire porter par l’un de ses aides de camp. Ce bon vieux « Batiouk à l’épreuve du feu »… Il paraît qu’il est sorti un jour d’un bunker incendié, frappant sa tunique des deux mains pour éteindre les flammèches, gueulant comme une marchande de poissons.
— Mon colonel, fit Zaïtsev.
Batiouk lui rendit son salut. Les deux hommes s’avancèrent l’un vers l’autre et se serrèrent la main.
— Félicitations, adjudant. Le général Tchouikov pense comme moi que tu mérites pleinement l’ordre de Lénine.
S’ils le disent, pensa Zaïtsev. De toute façon, la médaille est dans ma poche.
Tchouikov servit le cognac.
— Na zdrovya.
Il leva son verre, se tourna vers les deux hommes en même temps et avala l’alcool. Batiouk et Zaïtsev portèrent un toast à sa santé en retour. Cela faisait des mois que le Sibérien n’avait bu d’autre alcool que de la vodka.
Quelle journée, pensa-t-il en s’essuyant les lèvres. La médaille dans ma poche, le cognac sur ma langue, Tania sur la pile chaude de vêtements, sept Boches de plus à mon tableau de chasse, un toast de Tchouikov et de ce bon vieux Batiouk. Une sacrée journée.
— Camarade Zaïtsev, je ne te retiendrai pas longtemps, promit le colonel, qui fit claquer son verre en le posant sur le bureau de Tchouikov. Je sais que cette médaille a dû t’étonner. Ça doit être ton jour de chance, parce que j’ai une autre surprise pour toi. Nous avons été informés que les Allemands ont fait venir un spécialiste de Berlin. Le colonel de SS Heinz Thorvald. Directeur d’une école de tireurs d’élite…
Zaïtsev se lécha les lèvres, sentit le goût douceâtre du cognac qu’elles avaient gardé. Un tireur d’élite peut devenir colonel dans l’armée allemande ? Ça, c’est bien, pensa-t-il. Ça, c’est du respect.
— Il a été envoyé ici pour te tuer, Vasha, poursuivit Batiouk.
Le Lièvre baissa les yeux et secoua la tête en souriant pour lui-même. Et alors ? rétorqua-t-il intérieurement. Ils ont tous été envoyés ici pour me tuer.
— Qu’est-ce qu’on sait de ce Thorvald ?
— Rien, répondit Batiouk. Si ce n’est qu’il est colonel de SS. Tire tes propres conclusions. Je suppose qu’ils le considèrent comme l’homme le mieux à même de faire ce boulot. Leur meilleur homme contre notre meilleur tireur…
Batiouk tendit son verre à Tchouikov pour qu’il le remplisse.
— Ah, oui, j’oubliais : ce Thorvald serait un lâche, ajouta le colonel. À ta place, je n’y croirais pas trop.
Le général remplit les autres verres et les trois hommes portèrent un nouveau toast.
— Dommage qu’ils n’aient pas envoyé Hitler lui-même, regretta Batiouk. Une belle chasse pour toi, hein ?
Zaïtsev approcha le verre de sa bouche. Le cognac sous le nez, il arrêta son geste, cligna les yeux. Au-delà du colonel et du général qui renversaient la tête en arrière, il revit une image de la matinée : dans le secteur 2, avec Tania et Danilov, la tête de Piotr transpercée, les balles claquant dans le casque. Leurs détonations retentirent derrière ses yeux, parcoururent sa colonne vertébrale, à trois secondes d’intervalle.
Pas deux tireurs.
Un seul.
Le spécialiste de Berlin.
Zaïtsev avala l’alcool d’un trait, à la russe. Le cognac lui râpa agréablement le fond de la gorge. Il souffla pour atténuer la sensation de brûlure sur sa langue, regarda son colonel et sourit.
— Je crois que je l’ai déjà rencontré, dit le Lièvre. Le type de Berlin.
Tchouikov inclina la tête.
— Vraiment ? Où ça ?
— Sur le flanc est du Mamayev Kourgan, ce matin.
— Comment sais-tu que c’était lui ?
— Il a… (Zaïtsev s’interrompit, chercha le mot adéquat en se frottant la nuque) du style.
— Bien, fit le général. À partir de maintenant, tu es déchargé de toute autre mission, Vasha. (Il récupéra les
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