La guerre des rats(1999)
cent soixante-deux au total. C’est bien, estima Zaïtsev. Plus que n’importe quel autre tireur, plus que Viktor, presque plus que deux lièvres moyens ensemble.
Je suis crevé. Sept cartons dans trois secteurs. Koulikov a raison : c’est risqué, stupide, égoïste. Pourquoi je fais ça ? Les quatre avec Shaïkine et Morozov, en fin d’après-midi, c’était juste un coup de chance : le bon endroit au bon moment. Ceux du secteur 2 avec Koulikov demandaient de la patience mais présentaient très peu de risques. On a bougé souvent, Koulikov et Baugderis étaient bien préparés. Ils avaient presque l’air de s’amuser. Le mitrailleur avec Tania, ce matin, c’était plus dur. J’ai même pas vu le premier Boche, c’est elle qui l’a dégommé. J’ai eu le second. Ça aurait pu mal tourner. C’était de ma faute. Trop pressé. J’ai pas inspecté le terrain assez soigneusement avant d’aller chercher Danilov. Trop impatient quand je suis avec Tchernova. Comment elle fait pour rester en vie ? Et ce tireur nazi : sacrément bon, d’après elle. Peu probable. Ils étaient plutôt deux à canarder le mannequin. Trop rapide pour un seul homme, trois ou quatre secondes entre les balles, à plus de trois cent cinquante mètres. En plein dans la tête de Piotr. Non, ils devaient être deux.
Zaïtsev respira à fond. La fumée était sortie du bunker, la nuit s’installait dans son nid au-dessus de Stalingrad. Il alla s’asseoir dans son coin, dans le noir, sur la terre. Le froid du soir lui becqueta les jambes.
Il entendit un bruit de pas pressés dans la tranchée. L’énorme silhouette de Medvedev se découpa dans l’entrée.
— Vasha, t’es là ?
— Je suis là.
— Qu’est-ce que tu fous dans le noir ? grogna l’Ours en s’avançant dans le bunker. Pourquoi la lanterne est éteinte ?
Zaïtsev demeura immobile, sachant que Viktor ne pouvait le voir.
— Parce que t’as oublié de la remplir en rentrant ce matin, je suppose, répondit le Lièvre d’une voix lasse.
Medvedev défit son sac, le laissa tomber par terre.
— Putain de ta mère, je t’ai cherché toute la journée.
— Pourquoi ?
Viktor tira de sa poche une boîte d’allumettes, s’approcha de la lanterne, l’ouvrit, craqua une allumette. La mèche n’aspira pas la flamme.
— Je viens de te le dire, Viktor. Y a plus de pétrole. L’Ours craqua une autre allumette qui éclaira son gros visage au front plissé.
— Je te cavale après depuis midi, marmonna-t-il. Pourquoi tu tiens pas en place ? Secteur 6, secteur 2, secteur 5…
Zaïtsev croisa les bras sur sa poitrine, allongea les jambes, leva vers son ami un regard irrité. Viktor lâcha l’allumette qui lui brûlait les doigts. Le Lièvre entendit un sourire radieux sur les babines de l’Ours quand il annonça :
— T’es décoré de l’ordre de Lénine, Vasha… (Zaïtsev décroisa les bras.) Ce matin, juste après mon retour, ils sont venus te chercher. Toute une bande de commissaires politiques, Vidikov en tête.
Vidikov. Chef adjoint des services de renseignements politiques. Viktor est sérieux, on m’a décerné l’ordre de Lénine.
— Je t’ai raté de peu à chaque fois, toute la journée. Tchouikov veut te voir.
— Maintenant ?
Viktor craqua une troisième allumette. De sa main libre, il empoigna le Lièvre et le fit se lever facilement.
— Excuse-moi, fit-il en riant, mais j’ai pas osé annuler le rendez-vous que Vidikov a pris pour toi.
L’Ours ramassa le fusil et le sac de Zaïtsev, les lui fourra dans les mains, le poussa vers l’encadrement dénudé de sa couverture, vers la nuit.
— Allez, mon héros. Allez, bougre de saligaud. Zaïtsev accéléra l’allure en sentant l’excitation monter en lui. La voix de Viktor tonnait dans le noir derrière lui :
— Va la chercher pour nous tous, cette médaille ! Allez, mon salaud ! Grouille !
Le chemin du bunker de Tchouikov conduisit Zaïtsev au bord de la Volga. Le fleuve était un ruban noir ininterrompu de deux mille mètres de large. Aucun bateau ne se risquait à traverser par crainte des blocs de glace dérivant sous la surface. Aucun avion ne déchirait le ciel de nuit, aucune fusée rouge ou verte n’éclatait ni ne descendait lentement. Tout n’était qu’attente anxieuse, troublée uniquement par les craquements des géants de glace du fleuve.
Zaïtsev songeait en courant qu’il savait fort peu de chose sur l’homme qu’il s’apprêtait à rencontrer, le
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