La guerre des rats(1999)
défenseur de Stalingrad, le commandant de la Soixante-deuxième Armée, le général Vassili Ivanovitch Tchouikov.
Il savait que la ville était devenue sous sa férule le bûcher funéraire des Allemands, mais que savait-il d’autre avec certitude ? L’homme n’avait jamais détalé avec lui sous les balles, il ne s’était jamais jeté à l’abri sous un tas de ferraille dans les usines, il ne l’avait jamais aidé à arrêter le sang coulant de la blessure d’un camarade. Tchouikov n’était qu’un nom. Un homme qui prenait des décisions dans son bunker, entouré de son état-major, d’opératrices radio, avec plein de choses à manger préparées par un cuisinier, plein de bons soldats postés entre lui et les nazis. Zaïtsev se demandait ce qu’il éprouverait en présence du général Tchouikov.
Parvenu au bunker du haut commandement, le Lièvre informa un garde que le général l’attendait. Le soldat, un première classe trapu, l’escorta à l’intérieur, se tint derrière lui pendant qu’ils attendaient devant une porte ouverte. Dans la pièce voisine, un homme grand et svelte leva les yeux d’une pile de paperasse, s’approcha en ôtant un gant, tendit une main chaude et moite à Zaïtsev.
— Adjudant-chef Zaïtsev, je suis le colonel Vadim Vidikov. Entrez, entrez…
L’officier fit passer le Lièvre devant une table couverte de matériel radio où deux femmes branchaient et débranchaient des fils sans jamais prononcer un mot. Il n’y avait aucune carte en vue. Probablement parce que l’Armée rouge contrôlait une trop petite partie de la ville pour se donner encore la peine d’en dresser la carte, supposa Zaïtsev.
— Le général est impatient de te rencontrer, camarade. Il t’admire beaucoup.
Vidikov poussa une lourde porte en bois. Dans une pièce éclairée par trois bougies et une lanterne, un homme courtaud au cou épais était assis derrière un bureau. Il avait le nez fort, les lèvres lourdes, presque gonflées, sous une crinière de cheveux noirs ondulés. Son menton mal rasé s’enfonçait dans le col de fourrure de son manteau d’officier.
— Adjudant-chef Zaïtsev, annonça Vidikov en fermant la porte derrière lui.
L’homme râblé se leva aussitôt en gardant les mains le long du corps, examina le nouveau venu des pieds à la tête.
— Tu es un type très important.
Ce n’était pas le général qui avait parlé. Surpris, Zaïtsev se tourna vers le coin sombre d’où provenait la voix.
Un homme plus petit que Zaïtsev, presque plus rond que Danilov, sortit de la pénombre. Il avait le sommet du crâne dégarni au-dessus d’une couronne rasée de près, blanche comme la neige sèche. Ses yeux avaient le bleu d’un lac gelé. Il tendit une main potelée et molle dont Zaïtsev savait qu’elle ne pouvait appartenir qu’à un commissaire.
— Je suis Nikita Khrouchtchev, conseiller politique du camarade Staline à Stalingrad. J’ai tenu à te rencontrer personnellement, camarade Zaïtsev. (Il montra l’officier qui se tenait derrière le bureau.) Voici le général Tchouikov, bien sûr, ton commandant en chef.
Zaïtsev considéra tour à tour les trois hommes. Le pouvoir qu’ils représentaient lui était étranger. Il se sentit mal à l’aise quand Tchouikov s ‘adressa à lui :
— Nous sommes très fiers de toi, tous. Tu as rendu un grand service à la Russie.
— Merci, mon général.
Khrouchtchev s’avança. La taille de ses épaules et de son ventre, le blanc de sa peau et de ses cheveux le faisaient paraître aussi froid et massif qu’un iceberg en balade dans le bunker.
— Tu es membre du Komsomol, n’est-ce pas ?
— Oui, répondit Zaïtsev.
— Bien. Tu sais ce que les communistes ont fait, ici à Stalingrad, en liant les pieds et les poings des Allemands ? (Non, fit le Sibérien de la tête.) Le Parti a pris sur ses épaules le poids du monde, pas seulement celui de l’Union soviétique. Le monde compte sur notre endurance et notre expérience du combat pour contenir l’ennemi et l’anéantir, ici même. Toi, tu ne vois que les aspects horribles de la bataille, mais, crois-moi, ce qui se passe dans ces rues et ces maisons a des répercussions mondiales. Les Américains, les Britanniques et même les humbles Français renversent leur café chaque matin quand ils lisent dans leurs journaux que nous sommes encore ici…
L’humour de Khrouchtchev fit tressauter sa propre panse. Vidikov s’esclaffa derrière les poils
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