La guerre des rats(1999)
Même la trahison de Mond révélant sa présence aux Russes n’avait rien entraîné d’autre qu’un contretemps de quelques jours. Mais sur ce dernier incident, Thorvald n’avait eu aucune prise. Mond qui lève le casque sans qu’il le lui ait demandé, l’homme qui se dresse à l’autre bout du parc, son propre coup de feu instinctif. Thorvald ne se sentait pas à l’aise sur le terrain de l’instinct. Il se voulait un homme uniquement guidé par son intelligence. Alors que l’instinct est moitié réflexe moitié sentiment viscéral, l’intelligence n’émane que du cerveau. Et le cerveau allemand était le meilleur au monde.
Le soleil monta, les ombres raccourcirent. Il n’était pas encore midi et, bien que Thorvald eût le soleil devant lui, sa tanière demeurait remplie d’ombre, comme une cuvette l’est d’eau saumâtre. Il regarda sa montre en l’approchant de l’ouverture : 10 h 45. Est-ce que Zaïtsev a vu l’éclair de mon coup de feu ? se demanda-t-il de nouveau. S’il l’avait vu, il aurait riposté, non ? Un homme, une balle. Il aurait mis fin à la partie, s’il en avait eu la possibilité. Dois-je en conclure qu’il ne m’a pas repéré ? Ai-je eu raison de croire que ce trou sous cette tôle est toujours une cachette idéale ? Y suis-je en sécurité ? Oui, peut-être.
Pour le moment, je suis coincé, je ne peux pas en sortir avant la nuit. Que va faire Zaïtsev, maintenant ? Me tentera-t-il avec un autre appât ? Ou, gagné par l’impatience, sera-t-il imprudent ? Aurai-je l’occasion aujourd’hui de tirer sur les oreilles du Lapin ?
Lapereau, je t’accorde audience pour le reste de la journée. Qu’aimerais-tu me montrer ? J’y logerai une balle.
Pendant les trois heures qui suivirent, Thorvald demeura immobile, fixant dans sa lunette le mur au-dessus duquel l’homme au périscope était apparu. Après le choc et la rage du matin, son énergie semblait avoir redoublé. Il pouvait maintenant regarder dans le collimateur une heure d’affilée et n’avait besoin que de quelques minutes de repos avant de reprendre son observation. Je suis capable de tout, le Lapin le sait.
Le soleil brillait maintenant juste au-dessus de leurs têtes.
C’était le moment de la journée où ni Thorvald ni Zaïtsev ne prendraient le risque qu’un rayon se reflète dans leurs lunettes. Les bâtiments entourant le parc étaient plantés sur leur ombre ; c’était le moment de la journée où le trou de Thorvald était le plus sombre. Il se sentait invisible et hardi.
Il se vit en train de tuer Zaïtsev. Il imagina le Lapin dans son collimateur, son doigt ramenant la détente en arrière. Zaïtsev prenait la balle dans la tête, mais ne tombait pas ; il restait debout à l’endroit où il avait été touché. D’autres Russes accouraient et, le couvrant de béton, le transformaient sur-le-champ en statue. Sur le socle, on lisait cette inscription : Tué au combat par le colonel de SS Heinz von K. Thorvald, le 7/11/1942. Thorvald se vit racontant cette histoire à l’opéra de Berlin, détaillant à un public élégant son duel épuisant dans la steppe russe, dans l’enfer d’une ville dévastée, à la pointe de l’invasion allemande. J’expliquerai le jeu du chat et de la souris entre les deux maîtres tireurs, la force extraordinaire de mon ennemi. Plus tard, les services de renseignements allemands trouveront une copie d’un journal communiste relatant avec tristesse la mort du célèbre Lapin. L’article exhortera tous les soldats russes à venger le meurtre de leur héros par Heinz von K. Thorvald, colonel de SS. Quelqu’un me trouvera un surnom qui restera, un sobriquet flatteur d’un ou deux mots. Tous les vrais héros en ont un, comme le Lapin. Je serai l’Expert, le Maître, quelque chose de ce genre.
Et Mond, oui, Mond. Que faire du jeune caporal ? Sera-t-il un atout pour moi à Berlin ? Lui aussi connaîtra l’histoire de mon duel avec le maître tireur russe. En donnera-t-il une version fidèle ? Dira-t-il comment j’ai pris le Lapin au piège par la ruse et lui ai fait sauter la cervelle ? Et s’il ment ? S’il raconte à ses camarades, à la caserne, que c’est en fait sa connaissance de la ville et de la bataille qui a permis de coincer Zaïtsev ? « J’ai montré le Russe à Thorvald, il n’a eu qu’à appuyer sur la détente », prétendra-t-il peut-être. Si je suis le seul à rapporter cette histoire à Berlin, je n’aurai pas de
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