La guerre des rats(1999)
poser sur son nez et ses paupières, fondre sur sa peau brûlante. Des images défilaient dans sa tête sans suite logique : le tremblement puissant de la mitraillette, Danilov étendu sur le dos, les mains ensanglantées de Zaïtsev, les éclats de bois arrachés aux couchettes.
Le parapluie. De quelle couleur était-il vraiment ?
Elle ouvrit les yeux. Bon sang, pensa-t-elle, j’ai oublié de regarder.
Tchekov ronflait, les bras en croix. Une bouteille vide montait la garde à côté de lui.
Zaïtsev passa sous la couverture derrière Tania, suivie de Koulikov et de Shaïkine. Danilov avait quitté les lièvres dès qu’ils étaient revenus derrière les lignes russes et s’était précipité pour écrire l’histoire du dernier exploit des tireurs d’élite. Il ne s’agissait pas cette fois d’une mort administrée de loin et en silence. Cette nuit, les lièvres s’étaient glissés dans le bunker d’officiers nazis et les avaient massacrés sur leurs couchettes. Cette nuit avait des relents de violence rageuse, d’abattoir, de vengeance. Et Danilov avait été présent, non pour rapporter les faits mais cette fois pour faire lui-même l’événement.
Zaïtsev taquina les côtes de Tchekov de la pointe de sa botte. L’homme cessa de ronfler, mais ne se réveilla pas.
— Anatoli ?
Zaïtsev glissa un pied sous le dos de Tchekov, le souleva, le laissa retomber. L’adjudant-chef se tourna vers Shaïkine.
— Ilya, ramène-le à la Lazur. (Il sourit à Tania.) Viktor le tuerait s’il le trouvait dans cet état en rentrant.
Koulikov vint prêter main-forte à Shaïkine.
— Va falloir le porter. Je vais t’aider.
Ensemble, ils hissèrent le corps du soldat ivre sur les épaules de Shaïkine. Koulikov se chargea des fusils et des sacs des trois hommes ; Tania écarta la couverture pour les laisser sortir.
Seule dans l’abri avec Zaïtsev, elle se tourna vers lui et dit :
— Bonne nuit.
— Attends. Je t’accompagne un bout de chemin.
Ils passèrent de l’autre côté de la couverture. Devant eux, Tchekov continuait à ronfler en se balançant sur les minces épaules de Shaïkine.
Tania chercha dans son sac un chiffon pour ôter la graisse qui couvrait ses joues, son cou et le contour de ses yeux. Elle frotta de la neige fraîche sur son visage, écrasa les cristaux froids sur sa peau. Zaïtsev regardait Koulikov et Shaïkine s’éloigner avec leur fardeau aviné.
Le vent rafraîchit le front et le menton humides de Tania. Elle scruta le visage du Lièvre, encore maculé de graisse, baissa les yeux vers les mains de l’adjudant.
— Tu es couvert de sang, dit-elle. Donne-moi ta main.
Elle ramassa une poignée de neige, en frotta la peau de Zaïtsev. Quand elle eut nettoyé les deux mains, elle tamponna le visage du Sibérien avec le chiffon.
Immobile, il cligna les paupières lorsqu’elle appliqua le chiffon près de ses yeux.
Tania sentit sa poitrine s’agiter. Qu’est-ce que je suis en train de faire ? se demanda-t-elle. Je le récure comme une mère lave un enfant sale. Elle voulut ordonner à ses mains de s’immobiliser, mais arrêter maintenant ne ferait que hâter le moment où ils se retrouveraient face à face sous la neige, sans gestes nerveux entre elle et lui pour retarder les mots ou donner un dessein innocent au lien noué par leurs regards. Elle savait que c’était le moment qu’elle avait si longtemps attendu. Elle était près de lui, à le toucher. À la réunion, avant le raid, Zaïtsev lui avait pardonné, il l’avait réintégrée dans le groupe en lui confiant la responsabilité du secteur 6. Puis il y avait eu le tumulte de la tuerie, dans le bunker allemand. Tania se rappela avoir senti des picotements sur sa peau tandis que sa mitraillette crachait ses balles, tandis qu’elle courait ensuite dans le noir. Toucher Zaïtsev, même à travers le chiffon, seule avec lui sous la neige, faisait naître en elle les mêmes picotements.
Est-ce qu’il me parlera quand j’abandonnerai cette ruse, quand je cesserai de nettoyer ses mains et son visage ? Ou choisira-t-il le silence, pour m’inciter à le choisir moi aussi ? Est-ce que je sauterai le pas, est-ce que je m’éloignerai, titubant sous le poids de mon fardeau ? Il me parlera dès que mes mains retomberont. Il attend que je cesse. Il dira… quoi ?
Elle contraignit ses mains à ralentir. Dans un dernier geste, elle passa le chiffon sous la lèvre inférieure de Zaïtsev.
— Là, fit-elle avec
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