La guerre des rats(1999)
un bref sourire.
Elle remit le chiffon dans son sac. Quand elle se redressa, il ne la regardait pas, mais contemplait la Volga pardessus les contours des ruines faiblement éclairées par la lune. Il avait fourré ses mains rougies sous ses aisselles. Secouant la tête, il demanda :
— Tania, qu’est-ce qu’on a fait, cette nuit ?
Elle ne comprit pas sa question.
— Qu’est-ce que tu veux dire, Vassili ?
Elle ne l’avait jamais appelé par son prénom. Les trois syllabes étaient tombées d’elles-mêmes de sa bouche, semblait-il. Jetant autour de lui des regards d’homme perdu, Zaïtsev semblait avoir rapetissé. Son aura, son rayonnement de vozhd des tireurs d’élite s’étaient évanouis, comme si elle les avait fait disparaître en même temps que la graisse et le sang. Ce n’était plus l’adjudant-chef Zaïtsev qu’elle avait devant elle, c’était Vasha. Elle le sentait. Il était là, vulnérable, figé à côté d’elle dans le calme de la nuit. Elle l’aiguillonna de la voix :
— Ce qu’on a fait ? Nous avons tué une douzaine d’officiers ennemis. Nous avons envoyé un message aux nazis.
Il posa les yeux sur elle, mais son esprit parut rester au loin.
— Quel message ? À qui on l’a envoyé ? Et qui l’a reçu ? Nous ou eux ?
De quoi il parle ? Ces types nous ont envahis. Qu’ils dorment sur leurs couchettes, qu’ils envoient des bombes incendiaires sur un village ou qu’ils exécutent des civils dans un parc, ce sont toujours les mêmes. De la vermine, des bâtons qu’il faut briser, condamner à mort. N’importe quelle mort, pas seulement le noir propre et instantané causé par la balle d’un tireur d’élite. Réduits en bouillie par un millier de balles tirées de cinq mètres : qu’on les trouve dans cet état demain matin, que leurs cadavres racontent cette histoire à l’aube dans le camp allemand.
Zaïtsev laissa ses mains tomber de sous ses aisselles, eut un geste, commença à parler puis s’interrompit. Ses mains semblaient attendre les mots. Il plongea son regard dans celui de Tania.
— C’est pas… C’est pas ce qu’on m’a appris, reprit-il. Nous, on fait pas ça. On devrait pas. Le raid cette nuit, c’était pas tuer. C’était même pas faire la guerre.
Tania s’approcha pour lui prendre les mains. Elles étaient froides. Elle les serra dans les siennes.
— Si, Vasha, c’était tuer. C’était la guerre.
Elle fit un pas de plus pour presser sa poitrine contre celle de Zaïtsev. Elle fit passer derrière elle ses mains d’homme, les sentir se nouer autour de sa taille pour la retenir. Tania posa sa tête sur l’épaule de Vasha, regarda son cou, son oreille, ses cheveux coupés court.
— Tu as raison, murmura-t-elle. Il n’y avait pas d’honneur dans ce raid. (Elle releva la tête pour poursuivre : ) Mais il y en aura quand Danilov en aura fait le récit.
La poitrine de Zaïtsev se gonfla d’un rire bref. Tania le serra plus fort contre elle.
— Laisse au reste de l’équipe le soin de tuer, chuchota-t-elle. Nous tuerons pour toi. Je tuerai pour toi. Chasse, Vasha. Chasse.
14
Zaïtsev réduisit la lumière de la lanterne, presque trop. Avant que la flamme ne grésille et s’éteigne, il remonta la mèche. Des ombres creusèrent les murs de terre et le sol de l’abri des tireurs d’élite.
Qu’est-ce que je risque ? se dit-il. Il regarda sa montre : deux heures et demie. Viktor rentrait rarement avant l’aube.
Quand il attira Tania à l’intérieur, elle s’accrocha à sa main comme au bord d’une falaise. Comme si sa vie en dépendait. La pression des doigts de la jeune femme la rendit réelle à ses yeux pour la première fois. Même quand elle le serrait contre elle, dehors, l’instant d’avant, il ne l’avait pas sentie. Il avait regardé au-dessus d’elle, pensant à l’honneur, à la mort, à la guerre. Ce qu’ils avaient fait cette nuit dans le bunker allemand était acceptable pour le soldat, mais terrible et totalement étranger au chasseur. Son grand-père l’aurait battu. On ne tue pas gratuitement, dans la taïga.
Il revit Tania avec sa mitraillette, clignant les yeux dans le bruit et les éclats de bois. Tania serrant les dents, courant près de lui dans les ruines et la nuit. Tania le touchant à travers la neige emprisonnée dans ses mains. Tania le pressant contre elle.
Elle était maintenant au centre de la pièce, au bout de son bras. Sa chevelure blonde, dense comme un champ de
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