La Guerre Du Feu
dure, il défiait la sagaie, la hache et la massue. Il pouvait éventrer un homme d’un seul coup de sa patte, l’étouffer d’une étreinte, le broyer à coups de mâchoire.
– Comment sont-ils venus ? demanda Naoh.
– Entre ces arbres..., répondit Gaw, qui montra quelques sapins poussés sur la roche dure. Le mâle est descendu par la droite et la femelle à gauche.
Hasard ou vague tactique, ils avaient réussi à barrer les issues du défilé. Et l’attaque semblait imminente. On le percevait à la voix plus rude du mâle, à l’attitude ramassée et sournoise de la femelle. S’ils hésitaient encore, c’est que leur tête était lente et que leur instinct voulait la certitude : ils flairaient, avec de longs souffles caverneux, pour mieux mesurer la distance des ennemis dissimulés parmi les blocs.
Naoh donna ses ordres brusquement. Quand les ours prirent leur élan, déjà les Oulhamr étaient au fond de la caverne. Le fils du Léopard se fit précéder par les jeunes hommes ; tous trois se hâtèrent autant que le permettaient le sol hérissé et les détours du passage.
En trouvant la caverne vide, les ours géants perdirent du temps à démêler la piste, parmi les traces antérieures des Oulhamr. Pleins de méfiance, ils s’arrêtaient par intervalles. Car, s’ils ne redoutaient la force d’aucun être, ils avaient une grande prudence naturelle et la crainte confuse de l’inconnu. Ils savaient l’incertitude des rocs, de la caverne et des abîmes ; leurs tenaces mémoires gardaient l’image des blocs qui se fendent et s’écroulent, du sol qui se crevasse, du gouffre au fond des ténèbres, de l’avalanche, des eaux qui crèvent la paroi dure. Dans leur vie déjà longue, ni le mammouth, ni le lion, ni le tigre ne les avaient menacés. Mais les énergies obscures se dressaient souvent devant eux : ils portaient les marques aiguës de la pierre, ils avaient presque disparu sous des neiges, ils s’étaient vus emportés par les débâcles du printemps et captifs sous la terre éboulée.
Or, le matin de ce jour, pour la première fois, des vivants les avaient attaqués. C’était du haut d’une roche droite, que seuls les lézards et les insectes pouvaient gravir. Trois êtres verticaux se tenaient sur la crête. À la vue des ours géants, ils poussèrent une clameur et lancèrent des sagaies. L’une d’elles blessa le mâle. Alors, bouleversé par la douleur et désorienté par la rage, il perdit la clarté de l’instinct et tenta d’atteindre directement la cime. Il y renonça vite et, suivi par sa compagne, il chercha le détour accessible.
En route, il arracha la sagaie, il la flaira : des souvenirs montèrent. Il n’avait pas souvent rencontré des hommes : leur aspect ne l’étonnait pas plus que celui des loups ou des hyènes. Comme ils s’écartaient de sa route, qu’il n’avait connu ni leurs ruses ni leurs pièges, il ne s’en inquiétait point. L’aventure en était plus imprévue et plus troublante. Elle dérangeait l’ordre obscur des choses, elle faisait apparaître une menace insolite. Et l’ours des cavernes rôdait à travers les couloirs, tâtait les pentes, aspirait attentivement les senteurs éparses. À la longue, il se fatigua. Sans la blessure, il n’aurait gardé que cette mémoire vague qui dort au fond des chairs et ne se réveille qu’attisée par des circonstances comparables. Mais les sursauts de la douleur faisaient revenir, par intervalles, l’image de trois hommes, debout sur la crête, et de la sagaie aiguë. Alors, il grondait en se léchant... Puis la souffrance même cessa d’être un rappel. L’ours géant ne songeait plus qu’à la pénible recherche de sa nourriture, lorsqu’il flaira de nouveau l’odeur d’homme. La colère remplit sa poitrine. Il avertit sa femelle, qui avait suivi une autre voie, car ils ne pouvaient subsister, surtout en temps froid, sur des surfaces trop voisines. Et, après s’être assurés de la position des ennemis et de la distance, ils avaient précipité l’attaque.
Dans la fissure ténébreuse, Naoh n’eut d’abord l’impression d’aucune autre présence que celle de ses compagnons. Puis le pas lourd des brutes commença de se faire entendre, des souffles puissants haletèrent : les ours gagnaient sur les hommes. Ils avaient l’avantage de l’équilibre, des quatre membres accrochés au sol obscur, de la narine frôlant la piste... À chaque instant, un des Nomades butait
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