La lance de Saint Georges
pavés. En se retournant,
il aperçut une douzaine de chevaliers français qui avaient dû rester dissimulés
derrière la barbacane. Ces hommes sortaient d’une porte et, visière baissée et
lance prête, ils éperonnaient leurs chevaux en direction du pont.
Manifestement, ils voulaient charger, traverser la vieille ville et atteindre
le château où ils seraient plus en sécurité. Thomas s’avança de quelques pas
vers les Français, puis se ravisa. Personne n’avait envie d’affronter douze
chevaliers armés de pied en cap. Mais il distingua le surcot azur et or et vit
les faucons sur l’écu d’un chevalier. Il saisit son arc, prit une flèche dans
son sac et tendit l’arc au moment où les Français poussaient leurs montures sur
le pont. Il cria : « Evecque ! Evecque ! » Il voulait
que messire Guillaume, si c’était lui, voie celui qui allait le tuer.
Effectivement, l’homme en bleu et jaune se tourna à demi sur sa selle, mais
Thomas ne put apercevoir son visage à cause de la visière. Il tira. À l’instant
où il lâchait la corde, il s’aperçut que la flèche était gauchie. Elle partit
trop bas et toucha la jambe gauche au lieu du creux des reins qu’il avait visé.
Il sortit une seconde flèche alors que les chevaliers étaient déjà sur le pont.
Les sabots des chevaux faisaient jaillir des étincelles sur les pavés et les
cavaliers de tête abaissaient leurs lances pour écarter une poignée d’archers.
Ensuite, ils partirent au galop par les rues de la ville en direction du
château. La flèche à empenne blanche était toujours fichée dans la cuisse du
chevalier, où elle était profondément enfoncée. Thomas en envoya une autre qui
se perdit dans la fumée tandis que les Français disparaissaient dans les rues
étroites de la vieille cité.
Le château n’avait pas succombé, mais la ville et l’île
appartenaient aux Anglais. Cependant elles n’appartenaient pas au roi parce que
les grands seigneurs – les comtes et les barons – ne s’étaient
emparés ni de l’une ni de l’autre. Elles appartenaient aux archers et aux
hobelars qui entreprenaient de piller les richesses de Caen.
À l’exception de Paris, l’île Saint-Jean était
l’agglomération la plus jolie, la plus opulente et la plus élégante de la
France du Nord. Ses maisons étaient magnifiques, ses jardins parfumés, ses rues
larges, ses églises riches et ses habitants, comme il se doit, bien éduqués.
Dans ce lieu agréable fit irruption une horde d’hommes couverts de boue et de
sang qui trouvèrent plus de richesses qu’ils n’en avaient rêvé. Ce que les
hellequins avaient fait à d’innombrables villages bretons se produisait cette
fois dans une grande ville. Le temps du meurtre, du viol et de la cruauté
gratuite était venu. Tout Français était un ennemi et chaque ennemi était
taillé en pièces. Les chefs de la garnison de la ville, de grands seigneurs de
France, étaient à l’abri en haut de la tour de la barbacane. Ils y restèrent
jusqu’à ce qu’ils reconnaissent des seigneurs anglais à qui ils puissent se
rendre en toute sûreté. D’autres seigneurs et chevaliers, en petit nombre,
avaient réussi à prendre les envahisseurs de vitesse et à s’enfuir par le pont
sud de l’île, mais au moins une douzaine d’hommes titrés, dont la rançon aurait
pu enrichir cent archers, furent hachés menu et réduits à un mélange de chair
déchiquetée et de sang. Des chevaliers et des hommes d’armes, qui auraient pu
verser cent ou deux cents livres en échange de leur libération, furent tués par
des flèches ou à coups de masse dans la rage folle qui s’était emparée de
l’armée. Quant aux plus humbles, les habitants armés de pièces de bois, de
pioches ou de simples couteaux, ils furent massacrés. Caen, la ville du
Conquérant, qui s’était enrichie en pillant l’Angleterre, fut détruite ce
jour-là et sa richesse restituée aux Anglais.
Et pas seulement sa richesse, ses femmes aussi. Être femme à
Caen en cette journée, c’était avoir un avant-goût de l’enfer. Il y avait peu
de feux car les hommes voulaient piller les maisons, mais il y avait profusion
de démons. Des hommes suppliaient qu’on respecte l’honneur de leurs femmes et
de leurs filles et ils étaient forcés de voir comment cet honneur était piétiné.
De nombreuses femmes se cachèrent, mais elles furent assez vite découvertes par
ces hommes habitués à trouver les cachettes dans
Weitere Kostenlose Bücher