La lance de Saint Georges
Jekyll, mais en Angleterre vous
n’aurez pas notre faveur.
Sir Simon regarda le prince dans les yeux pour la première
fois. Misérable petit chiot, pensa-t-il, tu as encore le lait de ta mère sur
les lèvres… Puis, percevant la froideur dans les yeux du prince, il eut un
tremblement. Il fit une révérence, bien conscient qu’il était banni, sachant
que c’était injuste et qu’il n’y avait rien à faire sauf en appeler au roi,
seulement le roi ne lui devait aucune faveur et aucun des grands personnages du
royaume ne le soutiendrait. Ainsi, il était bel et bien un proscrit. Il pouvait
retourner en Angleterre, mais on apprendrait vite qu’il avait encouru la
défaveur royale et sa vie ne serait plus qu’une suite d’avanies. Il fit sa
révérence, se retourna et partit dans sa chemise sale au milieu des hommes
silencieux qui s’écartaient devant lui.
Les bombardes continuèrent à faire feu. Elles tirèrent
quatre fois ce jour-là et huit fois le suivant et à la fin de ces deux jours
apparut sur la porte une fente qui aurait pu laisser le passage à un moineau
affamé. Les bombardes n’avaient rien fait d’autre qu’endommager les oreilles
des artilleurs et briser des boulets de pierre contre les murs du château.
Aucun Français n’était mort, mais un artilleur et un archer perdirent la vie
lorsque l’une des bombardes en cuivre explosa en projetant des myriades
d’éclats de métal chauffés au rouge. Le roi, comprenant que cette tentative
était ridicule, ordonna qu’on emmène les bombardes et qu’on abandonne le siège
du château.
Le jour suivant, toute l’armée quitta Caen. Elle se mit en
marche vers l’est, en direction de Paris, suivie de ses chariots, de ses
suivants et de leurs troupeaux de bœufs, et pendant longtemps le ciel du côté
de l’est resta blanc de toute la poussière qu’elle soulevait. Puis, enfin, la
poussière retomba et la ville ravagée, saccagée, retrouva sa tranquillité. Ceux
qui avaient réussi à s’échapper de l’île revinrent chez eux. La porte fendue du
château fut ouverte toute grande et sa garnison en sortit pour examiner ce qui
restait de Caen. Durant une semaine les prêtres portèrent une image de saint
Jean par les rues encombrées d’ordures et les aspergèrent d’eau bénite pour les
débarrasser de la puanteur persistante de l’ennemi. Ils dirent des messes pour
l’âme des morts et prièrent avec ferveur pour que ces Anglais maudits
rencontrent le roi de France et qu’ils connaissent à leur tour le malheur et la
ruine.
Mais au moins ils étaient partis et la cité violentée et
ruinée pouvait respirer à nouveau.
Il y eut d’abord de la lumière. Une lumière brumeuse,
tachée, à travers laquelle Thomas crut voir une grande fenêtre, mais une ombre
se plaça devant la fenêtre et la lumière disparut. Il entendit des voix puis
elles s’éteignirent. In pascuis herbarum adclinavit me. Il avait ces
mots dans la tête : « Il m’a couché dans une pâture herbeuse. »
C’était un psaume, le même d’où son père avait tiré ses derniers mots. Calix
meus inebrians. Ma coupe m’enivre. Seulement il n’était pas ivre. Il était
blessé, il respirait et avait l’impression que sa poitrine était soumise à la
torture des pierres. Puis revinrent une fois de plus l’obscurité et l’oubli
tant désirés.
Il y eut à nouveau de la lumière. Elle bougeait. L’ombre
était là, avançait vers lui, et une main fraîche se posait sur son front.
— Je pense que vous allez survivre, lui dit une voix
d’homme sur un ton étonné.
Thomas essaya de parler mais ne put produire qu’un son
étranglé, un raclement.
— Je suis surpris de ce que peuvent supporter les hommes
jeunes, continua la voix. Les bébés aussi. La vie est merveilleusement
résistante. Quel dommage qu’on la gaspille tant.
— Elle est bien assez abondante, dit un autre homme.
— Ainsi parle la voix des privilégiés. Vous prenez la
vie, aussi lui accordez-vous autant d’importance qu’un voleur à ses victimes,
répondit le premier dont la main était toujours sur le front de Thomas.
— Et vous êtes une victime ?
— Bien sûr. Une victime éduquée, une sage victime, une
victime de valeur, même, mais une victime malgré tout. Et ce jeune homme,
qu’est-il ?
— Un archer anglais, dit la seconde voix sur un ton
hargneux. Si nous avions le moindre bon sens, nous le tuerions tout de suite.
— Je pense que nous devrions
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