La lance de Saint Georges
prédicateurs, Thomas, rien que des
prédicateurs, pourtant Dieu sait combien ils ont eu raison en parlant de mort,
de destruction et d’horreur. Quant à Daniel… Il est très étrange, très étrange.
Sa tête était farcie de rêves et de visions. Il était ivre de Dieu, celui-là.
— Mais croyez-vous, avait demandé Thomas, que Daniel
pourrait avoir prédit ce qui se passe actuellement ? »
Mordecaï avait froncé les sourcils.
« Si Dieu l’avait désiré, oui, mais pourquoi Dieu le
désirerait-il ? Je suppose, Thomas, que tu penses que Daniel aurait pu
prédire ce qui se passe ici et maintenant en France, mais quel intérêt cela
peut-il avoir pour le Dieu d’Israël ? Les Ketuvim sont remplis de
chimères, de visions et de mystères et vous, les chrétiens, vous y voyez plus
de choses que nous ne l’avons jamais fait. Prendrais-je une décision parce que
Daniel a mangé une mauvaise huître et fait des cauchemars, il y a tant
d’années ? Non, non et non. »
Il se remit debout et éleva une bouteille haut devant lui.
« Crois ce que tu as devant les yeux, Thomas, ce que tu
peux sentir, entendre, goûter et voir. Tout le reste est dangereux. »
Thomas regarda messire Guillaume. Il en était venu à aimer
le Français dont la rudesse extérieure dissimulait une réelle gentillesse. Il
savait aussi qu’il était amoureux de la fille de son hôte, mais malgré cela il
éprouvait un sentiment de loyauté plus profond.
— Je ne peux combattre l’Angleterre, dit-il, pas plus
que vous ne pourriez porter la lance contre le roi Philippe.
Messire Guillaume éluda cette réponse d’un haussement
d’épaules.
— Eh bien, bats-toi contre les Vexille.
Mais Thomas ne pouvait sentir, entendre, goûter ou toucher
les Vexille. Il ne croyait pas que le roi du Sud enverrait sa fille au nord. Il
ne croyait pas que le Saint Graal était dissimulé dans quelque repaire
d’hérétiques. Il croyait en la puissance d’un arc en bois d’if, à la tension
d’une corde de chanvre et à la capacité d’une flèche à empenne blanche de tuer
les ennemis du roi. Songer aux seigneurs noirs et aux hérésiarques, c’était
jouer avec la folie qui avait torturé son propre père.
— Si je trouve l’homme qui a pris la vie de mon père,
je le tuerai, répondit-il.
— Mais tu ne le chercheras pas ?
— Où le chercher ? Où le cherchez-vous ?
répondit Thomas qui proposa ensuite sa propre suggestion : si les Vexille
existent réellement, s’ils veulent vraiment détruire la France, où
commenceront-ils par aller ? Dans l’armée anglaise. C’est donc là que je
vais les chercher.
Cette réponse était un faux-fuyant, mais elle convainquit à
demi messire Guillaume qui concéda à contre-cœur que les Vexille pouvaient bien
apporter l’appoint de leurs forces à Edouard d’Angleterre.
Cette nuit-là, ils s’abritèrent dans les restes calcinés
d’une ferme. Rassemblés autour d’un petit feu, ils firent rôtir les cuissots
d’un marcassin que Thomas avait tué. Les hommes d’armes observaient une
certaine distance à l’égard de Thomas. Après tout, il était l’un de ces archers
anglais haïs dont les flèches pouvaient percer une cuirasse. S’il n’avait pas
été l’ami de messire Guillaume, ils lui auraient volontiers coupé le doigt pour
se venger des maux que les flèches anglaises avaient causés aux cavaliers
français, mais en la circonstance ils le traitaient avec une curiosité
distante. Après le repas, messire Guillaume fit signe à Eléonore et à Thomas de
l’accompagner. Son écuyer montait la garde, aussi messire Guillaume les
conduisit-il à l’écart du jeune homme, sur le bord d’une rivière, et là, d’une
manière étrangement cérémonieuse, il dit à Thomas :
— Ainsi tu vas nous quitter pour combattre dans les
rangs d’Edouard d’Angleterre.
— Oui.
— Mais si tu aperçois mon ennemi, si tu vois la lance,
que feras-tu ?
— Je le tuerai.
Eléonore se tenait un peu à l’écart en observant et en
écoutant.
— Il ne sera pas seul, prévint messire Guillaume, mais
tu me certifies qu’il est ton ennemi ?
— Je le jure, dit Thomas, surpris qu’on puisse ne
serait-ce que poser la question.
Messire Guillaume prit la main droite de Thomas.
— As-tu entendu parler de la fraternité d’armes ?
Thomas acquiesça. Les gentilshommes faisaient souvent de
tels pactes, se jurant de s’entraider dans la bataille et de partager
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