La lance de Saint Georges
le butin.
— Dans ce cas, je te jure fraternité, dit messire
Guillaume, même si nous combattons dans des camps adverses.
— Je jure de même, dit Thomas maladroitement.
Messire Guillaume relâcha la main de Thomas.
— Voilà, dit-il à Eléonore, je suis à l’abri d’au moins
un archer…
Il s’interrompit, les yeux toujours fixés sur Eléonore.
— Je me remarierai, dit-il brusquement, et j’aurai
d’autres enfants qui seront mes héritiers. Tu comprends cela, n’est-ce
pas ?
Eléonore, qui avait la tête baissée, jeta un regard rapide à
son père puis baissa les yeux à nouveau, sans rien dire.
— Et si j’ai d’autres enfants, que Dieu le veuille, que
restera-t-il pour toi, Eléonore ?
Elle haussa imperceptiblement les épaules, comme pour suggérer
que la question n’était pas d’un grand intérêt pour elle.
— Je ne vous ai jamais rien réclamé.
— Mais qu’aurais-tu pu réclamer ?
Elle contempla un instant les ondulations à la surface de
l’eau, puis dit :
— Ce que vous m’avez donné, de la gentillesse.
— Rien d’autre ?
Elle hésita.
— J’aurais aimé vous appeler « père ».
Cette réponse parut mettre messire Guillaume mal à l’aise.
Il regarda vers le nord.
— Vous êtes tous les deux des enfants illégitimes, et
c’est une chose que j’envie.
— Que vous enviez ? demanda Thomas.
— Une famille a la même fonction que les berges d’une
rivière : elle vous maintient à votre place. Mais les enfants illégitimes
tracent leur propre chemin. Ils n’emportent rien et peuvent aller n’importe où.
Il fronça les sourcils puis envoya un galet dans l’eau.
— J’ai toujours pensé, Eléonore, que je te marierais à
l’un de mes hommes d’armes. Benoît m’a demandé ta main, et Fossat aussi. Et il
est bien temps que tu te maries. Quel âge as-tu, quinze ans ?
— Oui, quinze ans.
— Tu te dessécheras, ma fille, si tu attends plus
longtemps, dit messire Guillaume avec brusquerie. Donc, ce sera avec qui ?
Benoît ? Fossat ? ou bien Thomas ?
Eléonore ne dit rien et Thomas, embarrassé, garda le
silence.
— Tu veux d’elle ? lui demanda brutalement messire
Guillaume.
— Oui.
— Et toi, Eléonore ?
Elle regarda Thomas puis la rivière.
— Oui, dit-elle simplement.
— Le cheval, la cotte de mailles, l’épée et l’argent,
dit messire Guillaume à Thomas, constituent le douaire de ma fille illégitime.
Veille sur elle, ou bien tu redeviendras mon ennemi.
Et il tourna les talons.
— Messire Guillaume ? appela Thomas.
Le Français se retourna.
— Quand vous êtes allé à Hookton, dit Thomas en se
demandant pourquoi il posait cette question à ce moment-là, vous avez emmené une
fille brune. Elle était enceinte et s’appelait Jane.
— Elle a épousé l’un de mes hommes, et puis elle est
morte en couches. L’enfant aussi. Pourquoi ? Il était de toi ?
— C’était une amie.
— Une jolie amie. Je me souviens d’elle. Lorsqu’elle
est morte nous avons dit douze messes pour son âme anglaise.
— Merci.
Le regard de messire Guillaume passa de Thomas à Eléonore,
puis revint sur Thomas.
— C’est une belle nuit pour dormir à la belle étoile,
dit-il, nous partirons à l’aube.
Et il s’éloigna.
Thomas et Eléonore s’assirent au bord de l’eau. Le ciel
n’était pas complètement noir, mais restait lumineux, semblable à un morceau de
corne devant une chandelle. Une loutre apparut près de la rive opposée, la
fourrure luisante au-dessus de l’eau. Elle leva la tête, regarda Thomas et
replongea, ne laissant à la surface sombre de l’eau que des bulles argentées.
Eléonore rompit le silence pour dire les seuls mots anglais
qu’elle connaissait :
— I am an archer’s woman.
— Oui, dit Thomas en souriant.
Le lendemain matin, ils repartirent, et le lendemain soir
ils aperçurent de la fumée à l’horizon, vers le nord. C’était le signe que
l’armée anglaise faisait son œuvre. Ils se séparèrent à l’aube suivante.
— Je ne sais pas comment tu vas les rejoindre, dit
messire Guillaume, mais quand tout sera fini, reviens me voir.
Il serra Thomas dans ses bras, donna un baiser à Eléonore
puis se remit en selle. Son cheval portait une longue housse azur décorée de
faucons d’or. Il mit son pied droit dans l’étrier, prit les rênes et éperonna
son cheval.
Une piste conduisait vers le nord au travers d’une lande
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