La lance de Saint Georges
rendre à la messe sans passer par la rue. La
maison indiquait aux soupirants que la famille était opulente et la présence à
table du prêtre de la paroisse leur faisait savoir qu’elle était pieuse.
Jeannette n’était pas destinée à être la distraction d’un noble, mais une épouse.
Une dizaine de prétendants condescendirent à se rendre dans
la maison des Halévy, et ce fut Henri Chénier, comte d’Armorique, qui
l’emporta. C’était une prise de choix, car il était le neveu de Charles de
Blois qui lui-même était le neveu du roi de France, Philippe VI de Valois,
et les Français reconnaissaient Charles comme duc et seigneur de Bretagne.
Celui-ci autorisa Henri Chénier à lui présenter sa fiancée mais, après
l’entrevue, il lui conseilla de rompre. C’était la fille d’un marchand, à peine
plus qu’une paysanne. Elle avait une chevelure d’un noir étincelant, un visage
qui n’était pas marqué par la vérole et elle possédait toutes ses dents. Elle
était gracieuse, au point qu’un dominicain de la cour du duc applaudit et
s’exclama que Jeannette était l’image vivante de la Madone. Le duc admettait
qu’elle était belle. Et alors ? Beaucoup de femmes étaient belles. Dans
n’importe quelle taverne de Guingamp on pouvait trouver une putain à deux sous
auprès de laquelle la plupart des épouses avaient l’air de truies. Ce n’était
pas l’affaire d’une épouse d’être belle, il fallait qu’elle soit riche.
« Fais-en ta maîtresse », conseilla-t-il à son neveu, et il lui donna
quasiment l’ordre d’épouser une héritière de Picardie, mais l’héritière était
un laideron à la face grêlée. Le comte d’Armorique, follement épris de
Jeannette, s’opposa à la volonté de son oncle.
Il épousa la fille du marchand dans la chapelle de son
château à Plabennec, dans le Finistère, à l’extrémité de la terre. Le duc
considéra que son neveu avait trop écouté les troubadours, mais le comte et son
épousée étaient heureux et, une année après leur mariage, alors que Jeannette
avait seize ans, ils eurent un fils. Ils l’appelèrent Charles, comme le duc. Si
celui-ci en fut flatté, il n’en dit rien. Il refusa de recevoir à nouveau
Jeannette et traita son neveu avec froideur.
Au cours de cette même année, les Anglais se présentèrent en
nombre pour soutenir Jean de Montfort qu’ils reconnaissaient comme duc de
Bretagne, et le roi de France envoya des renforts à son neveu Charles, qu’il
considérait comme le véritable duc de Bretagne. Le comte d’Armorique insista
pour que sa femme et son enfant retournent chez le père de Jeannette à La
Roche-Derrien parce que le château de Plabennec était petit, en mauvais état et
trop proche des forces adverses.
Comme le mari de Jeannette l’avait craint, le château tomba
aux mains des Anglais pendant l’été de cette année-là. L’année suivante, le roi
d’Angleterre passa la saison de campagne en Bretagne et son armée repoussa les
forces de Charles, duc de Bretagne. Il n’y eut pas de grande bataille mais une
série d’escarmouches meurtrières. C’est au cours de l’une d’elles, une affaire
incertaine qui se déroula entre les haies d’une vallée profonde, que le mari de
Jeannette fut blessé. Il avait relevé la visière de son heaume pour lancer un
encouragement à ses hommes quand une flèche lui était entrée droit dans la
bouche. Ses serviteurs le conduisirent dans la maison près de la rivière Jaudy,
où il mit cinq jours à mourir ; cinq jours de douleur constante pendant
lesquels il était incapable de manger et pouvait à peine respirer car la
blessure suppurait et le sang se coagulait dans sa gorge. Il avait vingt-huit
ans, était un champion de tournoi, et à la fin il se mit à pleurer comme un
enfant. Il mourut en étouffant pendant que Jeannette sanglotait de colère
impuissante.
Puis, pour elle, vint le temps du chagrin. Elle était veuve,
la veuve Chénier, et six mois à peine après la disparition de son mari, elle
devint orpheline quand ses deux parents moururent. Elle n’avait que dix-huit
ans et son fils, le comte d’Armorique, avait deux ans. Ayant hérité de la
fortune de son père, elle décida de rendre coup pour coup à ces odieux Anglais
qui avaient tué son mari. Elle entreprit d’équiper deux navires capables
d’attaquer les bateaux anglais.
M. Belas, qui avait été l’avocat de son père, la mit en
garde contre cette dépense. Sa
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