La lance de Saint Georges
fortune n’était pas éternelle, la prévint-il, et
rien n’exigeait plus de fonds que l’armement de navires de guerre, qui
rapportaient rarement de l’argent, à moins d’avoir beaucoup de chance. Il
valait mieux utiliser les navires pour le commerce. « Les marchands de
Lannion sont en train de faire un beau profit sur le vin espagnol », lui
suggéra-t-il. Il avait pris froid car c’était l’hiver et il reniflait.
« Un très beau profit », dit-il mélancoliquement. Il s’exprimait en
breton, bien que Jeannette et lui fussent capables de parler français lorsque
c’était nécessaire.
« Je ne veux pas de vin espagnol, lui répondit Jeannette,
mais des âmes anglaises.
— Il n’y a aucun profit à cela, madame. »
Belas trouvait étrange d’appeler Jeannette
« madame ». Il la connaissait depuis qu’elle était enfant et pour lui
elle avait toujours été « la petite Jeannette ». Mais elle s’était
mariée et était devenue la veuve d’un seigneur. Qui plus est, une veuve avec du
caractère.
« Vous ne pouvez pas vendre des âmes anglaises, fit
remarquer délicatement Belas.
— Sauf au diable, répondit-elle en se signant. Je n’ai
pas besoin de vin espagnol, Belas, nous avons les rentes.
— Les rentes ! » dit Belas d’un air moqueur.
C’était un homme grand, mince, aux cheveux clairsemés ;
fort intelligent. Pendant longtemps il avait servi fidèlement le père de
Jeannette et il était dépité que celui-ci ne lui ait rien laissé dans son
testament. Tout était allé à Jeannette, à l’exception d’un modeste legs aux
moines de Pontrieux afin qu’ils disent des messes pour l’âme du défunt. Belas
dissimulait son ressentiment.
« Il n’y a rien à attendre de Plabennec, dit-il à
Jeannette. Les Anglais y sont, et pendant combien de temps pensez-vous recevoir
les rentes des fermes de votre père ? Les Anglais vont bientôt s’en
emparer. »
Une armée anglaise avait occupé la ville de Tréguier,
dépourvue de murs, qui n’était qu’à une heure de marche au nord, et elle avait
démoli la tour de la cathédrale parce que quelques arbalétriers avaient tiré
depuis son sommet. Belas espérait que les Anglais se retireraient bientôt.
L’hiver était bien avancé et ils devaient commencer à être à court de vivres,
mais il craignait qu’ils ne ravagent la campagne autour de La Roche-Derrien
avant de s’en aller. S’ils le faisaient, les fermes de Jeannette ne vaudraient
plus rien.
« Quelle rente pouvez-vous espérer d’une ferme
brûlée ? lui demanda-t-il.
— Cela m’est égal, répliqua-t-elle. Je vendrai tout
s’il le faut. Tout ! »
À l’exception de l’armure et de l’épée de son mari, car
c’étaient des biens précieux qu’elle destinait à son fils.
Belas soupira devant tant de sottise, puis il s’enveloppa
dans son manteau noir et s’inclina vers le petit feu qui crachotait dans
l’âtre. Un vent froid qui venait de la mer faisait fumer la cheminée.
« Permettez-moi, madame, de vous donner un conseil.
Avant tout, prenez soin de vos affaires. »
Belas s’interrompit pour s’essuyer le nez sur sa longue
manche noire.
« Je peux vous trouver un homme capable de s’en occuper
comme le faisait votre père et j’établirai un contrat qui vous garantirait que
cet homme vous rétribuerait convenablement sur les profits. Ensuite, vous
devriez songer au mariage. »
Il s’arrêta encore, s’attendant à une protestation, mais
Jeannette ne lui répondit rien. Belas poussa un soupir. Elle était si
jolie ! Il y avait dans la ville une douzaine d’hommes qui l’épouseraient
volontiers, mais son mariage avec un chevalier lui avait tourné la tête et elle
n’accepterait de s’établir qu’avec un autre noble, pas moins.
« Vous êtes, madame, continua l’homme de loi avec
précaution, une veuve qui, au moment présent, est en possession d’une fortune considérable,
mais j’ai vu de telles fortunes fondre comme neige en avril. Trouvez un homme
qui puisse s’occuper de vous, de vos biens et de votre fils. »
Jeannette se tourna et le regarda dans les yeux :
« J’ai épousé le meilleur homme de la chrétienté, où
voulez-vous que j’en trouve un autre semblable à lui ? »
L’avocat pensait que des hommes semblables à celui-là, on en
trouvait partout, et c’était bien triste car qu’étaient-ils sinon des brutes en
armure qui considéraient la guerre comme un jeu ? Jeannette,
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