La lance de Saint Georges
suivi d’un groupe de femmes
portant des œufs et des légumes. On pouvait voir aussi un prêtre sur un pauvre
cheval et une seule fois ils avaient aperçu un chevalier avec sa suite de
serviteurs et d’hommes d’armes, mais le plus souvent la route s’étendait,
blanche, poussiéreuse et vide sous le soleil d’été. Et pourtant, ce jour-là,
elle était pleine de monde. Les gens se dirigeaient vers le sud, emmenant avec
eux des vaches, des cochons, des moutons, des chèvres et des oies. Certains
poussaient des charrettes, d’autres avaient des chariots tirés par des bœufs ou
des chevaux, et tous ces véhicules étaient chargés de tabourets, de tables, de
bancs et de lits. Thomas savait qu’il avait devant lui des gens en fuite.
Ils attendirent la tombée de la nuit, puis Thomas épousseta
son habit de dominicain et, laissant Jeannette cachée sous les arbres, il
descendit jusqu’à la route où des voyageurs campaient autour de petits feux
pleins de fumée.
— Que la paix de Dieu soit avec vous, dit Thomas en
s’approchant de l’un des groupes.
— Nous n’avons pas de nourriture en trop, mon père,
répondit un homme en regardant l’étranger d’un œil soupçonneux.
— J’ai déjà mangé, mon fils, dit Thomas en
s’accroupissant près du feu.
— Êtes-vous un prêtre ou un vagabond ? demanda
l’homme.
Il avait une hache qu’il leva devant lui dans une attitude
défensive, car Thomas avait de longs cheveux hirsutes et le teint basané d’un
hors-la-loi.
— Les deux, répondit Thomas avec un sourire. Je viens
d’Avignon pour aller faire repentance au sanctuaire de saint Guinefort.
Aucun des réfugiés n’avait jamais entendu parler du
vénérable Guinefort, mais les paroles de Thomas les convainquirent. Le
pèlerinage expliquait sa déplorable condition. Quant à leur triste condition à
eux, lui apprirent-ils, elle était causée par la guerre. Ils venaient de la
côte normande, et le lendemain matin il leur faudrait se lever de bonne heure
et continuer leur route pour échapper à l’ennemi.
Thomas fit un signe de croix.
— Quel ennemi ? demanda-t-il, s’attendant à
apprendre que deux seigneurs normands s’étaient brouillés et ravageaient leurs
territoires respectifs.
Mais la lourde roue de la fortune avait tourné dans un sens
inattendu. Le roi Edouard III d’Angleterre avait traversé la Manche. On
s’attendait depuis longtemps à une pareille expédition, mais le roi n’avait pas
débarqué sur ses terres de Gascogne, contrairement aux prévisions de beaucoup,
ni en Flandre où combattaient des troupes anglaises. Il était venu en
Normandie. Son armée n’était qu’à une journée de marche.
À cette nouvelle, Thomas demeura bouche bée.
— Vous devez vous enfuir, mon père, lui conseilla l’une
des femmes. Ils n’ont aucune pitié, pas même pour les moines.
Thomas leur certifia que c’était ce qu’il allait faire, les
remercia pour ces nouvelles puis remonta en haut de la colline où Jeannette
l’attendait. La situation avait changé.
Son roi était venu en Normandie.
Ils se disputèrent cette nuit-là. Jeannette était
soudainement convaincue qu’ils devaient retourner en Bretagne. Thomas se
contentait de la regarder d’un air ahuri.
— En Bretagne ? demanda-t-il doucement.
Elle ne le regardait pas dans les yeux mais s’obstinait à
tourner la tête vers les feux de camp qui brûlaient tout au long de la route,
tandis que plus au nord, à l’horizon de la nuit, de grandes lueurs rouges
attestaient que des feux plus importants étaient allumés. Thomas savait que les
soldats anglais devaient ravager la campagne normande comme les hellequins
avaient saccagé la Bretagne.
— En Bretagne, je peux être près de Charles, dit
Jeannette.
Thomas hocha la tête. Il comprenait confusément que le
spectacle des destructions de l’armée les avait obligés à revenir à une réalité
dont ils s’étaient écartés durant leurs dernières semaines de liberté, mais il
ne parvenait pas à mettre cela en relation avec le soudain désir de Jeannette
de retourner en Bretagne.
— Tu peux être près de Charles, dit-il avec précaution,
mais pourras-tu le voir ? Le duc te laissera-t-il t’en approcher ?
— Il changera peut-être d’avis, dit Jeannette sans
grande conviction.
— Et peut-être qu’il te violera une nouvelle fois,
répondit brutalement Thomas.
— Si je n’y vais pas, dit-elle avec véhémence, je
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