La lance de Saint Georges
était allé chercher les deux hommes
jeunes pour qu’ils l’aident à trancher la gorge de Thomas. Ce qu’on trouverait
sur lui serait ensuite partagé. Le sort de Jeannette serait le même, un peu
plus tard.
Thomas envoya la première flèche entre les pieds du vieil
homme et la seconde dans un arbre tout proche.
— La prochaine tue ! cria-t-il bien qu’ils ne
puissent le voir dans l’ombre du sous-bois.
Ils ouvrirent de grands yeux en fixant les buissons. Thomas
prit une voix grave et dit lentement :
— Vous venez avec le meurtre en votre âme. Les griffes
du diable vous déchireront le cœur et les morts hanteront vos journées. Vous
devez laisser le moine et sa sœur tranquilles.
Le vieil homme tomba à genoux. Sa superstition remontait à
la nuit des temps et le christianisme n’y avait presque rien changé. Il croyait
qu’il y avait des lutins dans la forêt et des géants dans la brume. Il savait
que les dragons existaient. Il avait entendu parler d’hommes à la peau noire
qui vivaient dans la lune et qui se laissaient tomber sur terre quand elle se
réduisait à une faucille. Il avait bien compris que des fantômes chassaient
dans le sous-bois. Tout cela, il le savait avec autant de certitude qu’il
connaissait le chêne et le hêtre, et il ne doutait pas que ce fût un démon qui
avait tiré avec cet arc étrangement long depuis le bosquet.
— Partez ! dit-il à ses compagnons.
Les deux hommes s’enfuirent et le vieil homme se prosterna,
posant son front sur le terreau de feuilles :
— Je ne voulais faire aucun mal.
— Rentre chez toi, répondit Thomas.
Il attendit que le vieux se fût éloigné, puis récupéra ses
deux flèches.
Ce soir-là, il se glissa par l’étroite porte de la chaumière
et s’assit devant l’âtre, face au couple.
— Je vais rester ici, leur dit-il, jusqu’à ce que ma
sœur ait retrouvé ses esprits. Je veux dissimuler sa honte au monde, c’est
tout. Lorsque nous partirons, vous recevrez une récompense, mais si vous
essayez une nouvelle fois de nous tuer, j’enverrai les démons vous tourmenter
et vos cadavres serviront de festin aux bêtes sauvages qui gîtent dans les
bois.
Il déposa une autre petite pièce sur le sol, près de l’âtre.
— Chaque soir, vous nous apporterez de la nourriture,
dit-il à la vieille, et vous remercierez Dieu que, bien que je puisse lire dans
votre cœur, je vous pardonne.
Après cela, ils n’eurent plus d’ennuis. Chaque jour, l’homme
partait avec sa serpette et sa hache et chaque soir sa femme apportait à ses
hôtes du gruau ou du pain. Thomas prit du lait de la vache, tua un cerf. Mais
il crut que Jeannette allait mourir. Pendant plusieurs jours, elle refusa de
s’alimenter, et parfois il la trouvait se balançant d’avant en arrière en
gémissant. Thomas craignait qu’elle ne soit devenue définitivement folle. Son
père lui avait quelquefois raconté comment on traitait les fous, comment
lui-même avait été traité, avec les coups et la famine pour seuls remèdes.
« Le diable entre dans l’âme, avait dit le père Ralph, et on peut le
chasser par la famine, ou par la brutalité, mais en aucun cas par les
cajoleries. Les coups et la faim, mon garçon, les coups et la faim, c’est le seul
traitement que le diable comprenne. » Mais Thomas ne pouvait ni battre ni
affamer Jeannette, alors il fit de son mieux auprès d’elle. Il la maintenait au
sec, il la persuadait de prendre un peu de lait tiède, à peine sorti de la
vache, il lui parlait pendant la nuit, il la peignait et lui lavait le visage,
et parfois, tandis qu’elle dormait et qu’il était assis près de l’abri en
regardant les étoiles à travers les arbres touffus, il se demandait si lui et
les hellequins avaient laissé d’autres femmes aussi brisées que Jeannette. Il
se mit à prier pour demander pardon. Il pria beaucoup durant ces jours, et non
pas saint Guinefort, mais la Vierge et saint Georges.
Ses prières durent être efficaces car un matin en se
réveillant il vit Jeannette assise sur le pas de la porte de l’abri, son corps
mince se détachant dans le jour nouveau. Elle se tourna vers lui et il vit
qu’il n’y avait plus de folie sur son visage, juste un profond chagrin. Elle le
regarda longtemps avant de parler.
— Est-ce Dieu qui vous a envoyé vers moi, Thomas ?
— Il m’a accordé une grande faveur s’il l’a fait,
répondit-il.
Cela la fit sourire. C’était son premier sourire
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