La lanterne des morts

Tous appartenaient à une compagnie de Lille. Des recrues, dix-huit ans. Ils se sont égarés chez Blacfort. Les officiers furent éventrés, et l’un crucifié. Dans la troupe, on en tua, d’autres eurent les oreilles coupées, les yeux crevés, ou les deux. Certains se virent enfoncer une branche dans le rectum, très profondément, et repartirent ainsi, titubant de douleur. Celui-là, qui hurle quand on veut lui retirer son licou, avec ses camarades, dut d’abord piétiner la cocarde tricolore. Un refus valait une exécution. Ils furent douze qui eurent d’abord des colliers d’orties qu’on changeait toutes les deux heures. Si, fous de douleur, ils y touchaient, on les tuait sur-le-champ. Seuls quatre résistèrent ainsi deux jours. Puis on les attacha ensemble avec un licou les obligeant, sous peine de mort, à manger du foin. On nous renvoya enfin celui-là, devenu fou.
    Victoire dit à mi-voix:
    – La République ne devrait pas envoyer dans ces guerres d’irréguliers des soldats si jeunes, sans expérience, qui voient les pires horreurs quand leurs bourreaux chantent des cantiques.
    Valencey d’Adana dit calmement:
    – Il faut tuer Blacfort, et vite.
    Victoire secoua lentement la tête.
    – Au point où il en est arrivé, ce serait lui rendre service. À travers toutes ses horreurs, c’est peut-être ce qu’il nous demande?…
    Mahé et Valencey d’Adana échangèrent un long regard: cette idée venait de s’imposer à eux.
    1 Almanach publié de 1765 à 1945 dans l’ancien duché de Saxe-Cobourg qui faisait autorité dans la généalogie des familles nobles d’Europe.
    2 L'infanterie appelée à combattre en ligne, d’où ce nom.

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    La nuit pâlissait à l’est, l’aube pointait.
    Victoire, se disant fatiguée, laissa les deux amis en tête à tête. Mais il semble qu’en réalité, elle préféra ne pas gêner Valencey d’Adana lequel conterait inévitablement la fin de La Terpsichore au seul qui la vit s’ébaucher sur le papier, prendre forme sur les chantiers navals de Paimboeuf et discuter ses aménagements.
    Ils se trouvaient tous deux assis au bord d’un petit ruisseau qui cascadait entre les rochers. Ils avaient la quarantaine, étaient en uniforme l’un de général, l’autre de colonel, mais cela ressemblait diablement à leurs conversations de petits garçons, le même sérieux traversé de rire, le même respect de l’autre, la même attention.
    Valencey parla pendant des heures, expliquant ses choix tactiques au reste assez limités puis, se tournant vers Mahé:
    – Voilà, monsieur mon frère, tu sais tout.
    – Tout est bien, Joachim. Elle est morte pour offrir le passage à cent cinquante gros navires bourrés de blé et de nourriture, pour éviter à des dizaines de milliers de femmes, d’enfants et d’hommes de crever de faim. C'est une très belle mort, toutes nos valeurs sont là: l’honneur, la fidélité à nos idées, le respect de la parole donnée, le devoir du fort vis-à-vis du faible. Quant aux opérations, tu as été d’une grande habileté dans l’engagement du trois-ponts et du deux-ponts. Et plus que tout, ce fut magnifique que tu la ramènes à Brest pour l’honneur mais ne la livres pas à la démolition. Cependant, je regretterai toujours de ne pas avoir assisté à ses derniers instants…
    Valencey d’Adana haussa les épaules.
    – C'est à croire que nous sommes coutumiers du fait. Je n’étais pas là lorsque mon… notre père se jeta ou fut jeté de la Tour des Demoiselles pour échapper à Blacfort.
    – C'est pourtant vrai… Joachim, peut-être faisons-nous trop de choses?
    – Tu as raison. Mais ces choses, qui d’autre les fera?
    Au bruit délicieux et cascadant de l’eau du ruisseau tombant sur les pierres s’ajoutait celui, plus singulier, d’un lointain mais persistant tir d’artillerie.
    Intrigué, Mahé se retourna et découvrit La Fayette ronflant comme un sonneur.
    – C'est quoi, cette blessure?
    – Un éclat dans le dos. Blessure nette. Il est comme guéri mais Victoire est si fière qu’il fût blessé au combat par les Anglais…
    Mahé prit La Fayette dans ses bras, ce que la bête apprécia peu, et le souleva tandis que le petit bouledogue ouvrait de mauvaise grâce une de ses paupières sur un œil sombre veiné de rouge.
    Mahé constata:
    – Il ronfle encore mais ne pète plus: c’est singulier. Mais de fait, ce progrès rend son commerce plus agréable.
    – Vois-y l’intervention de Victoire: elle