La lanterne des morts
dans la situation d’hommes ayant partagé la même maîtresse disparue, qui ne se lassent pas de parler de la morte et que cette passion commune, jadis rivale et exclusive, unit aujourd’hui comme un indestructible ciment.
Tout cela entraîna fort tard et c’est à la nuit qu’on soupa en plein air autour d’un feu parfumé. Se trouvait réuni là le dernier carré des survivants du début: Valencey d’Adana, Victoire, Mahé, O'Shea et Hyppolite.
Le général fut heureux de retrouver la frugalité des temps de guerre: une soupe de poireaux et pommes de terre où surnageaient quelques morceaux de viande, du pain de seigle et un morceau de fromage.
Cependant, de frugalité il n’était point vraiment car Gréville, anticipant – il était bien le seul! – sur le retour du général après le combat naval, avait de longue main fait apporter quatre chariots bourrés de vins de champagne: un cadeau involontaire et post mortem, sans doute, des détestables mais richissimes fermiers généraux, les défunts étant connus pour la qualité de leurs caves.
La distribution fut élargie à l’ensemble de la 123 e laquelle, dans l’euphorie, élut La Fayette pour fétiche, un artiste allant jusqu’à dessiner la tête du petit bouledogue sur un fanion vierge qui devint aussitôt celui d’une compagnie de voltigeurs.
Valencey d’Adana apporta la presse de Paris et un des titres connut le plus vif succès: «Les royalistes, c’est la ligue scélérate et bigarrée des curés, des blasons et des coffres-forts.»
– Du coin de l’œil, j’ai observé tes travaux de fortification du camp: absolument remarquable, Mahé. Mais crains-tu qu’ils ne fassent une sortie pour nous attaquer?
– Ils ont tâté nos défenses et notre vigilance en envoyant des patrouilles mais face aux Mayas et aux Bravos, ils n’avaient aucune chance. À défaut de surprise, cela n’exclut pas une attaque en force.
– Et nous, activité de patrouille, rien d’autre?
Mahé sourit:
– Oh, mais bien davantage. Nos Indiens sont imbattables en forêt, alors en face, ils ont confié le rôle d’éclaireurs et de surveillance aux chouans, plus doués que les Vendéens, mais l’imitation d’un chat-huant par ces brigands n’a pas trompé longtemps les nôtres. Il faut connaître les chouans, ils sont différents. Drapeau blanc frappé du Sacré-Cœur et des lys, officiers avec écharpe et cocarde de soie blanche. Sur la cocarde, deux nœuds ornés de fleurs de lys brodées d’argent où on lit «Jésus» et «Marie», une croix de plomb au milieu de cette cocarde. Pour le chapeau, panache et rubans blancs. J’avoue qu’on fait mieux les nuances en se penchant sur leurs cadavres… Un point où ils sont plus dangereux que les Vendéens: dans la journée, ils se cachent dans des souterrains creusés dans les clairières. Parfois aussi, au revers d’un fossé au pied duquel coule un ruisseau, ce qui égare les chiens des «colonnes infernales». Entre nous, je t’avoue qu’ils savent très bien faire la guerre.
– Observons-les, alors.
– Autre chose. Tu te souviens sans doute de Saint-Eulay, cet officier républicain introduit chez les brigands de la Vendée où il se trouve en charge des effectifs. Lui et les Mayas sont convenus d’un certain arbre où un creux, à la base, est recouvert de feuilles et de mousse. Cet arbre est constamment surveillé par un Maya: nous pouvons espérer apprendre par avance les projets de Blacfort.
– Parce qu’il est capable d’un projet?… ironisa Victoire.
On sourit et Mahé reprit:
– Nous ne les harcelons pas même. En revanche, j’ai donné ordre aux Indiens d’en achever avec les gardes du corps de Blacfort car ceux-là sont des furieux, des bêtes fauves.
– Comment les reconnaissent-ils?… demanda Hyppolite en se servant un nouveau verre de champagne.
Ce fut O'Shea qui répondit:
– Ils n’ont pas l’air de combattants avec leurs habits de ville sombres. Broder un Sacré-Cœur et un scapulaire ne suffit pas. Quand les Indiens l’ont compris, ils ont parfaitement répondu à notre demande. Et même un peu trop bien.
– Que voulez-vous dire?… demanda Victoire.
– Eh bien les Mayas voulaient ramener les corps des trois qu’ils ont tués mais les Bravos n’étaient pas partisans d’un tel embarras et ont coupé les têtes qu’ils ont rapportées… à l’heure du dîner. Cependant, ces trois têtes ne nous disaient rien.
Mahé poursuivit:
– Oh les
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