La lanterne des morts
mêle de la salade à sa soupe.
– Et il accepte?
– Il accepte tout ce qui vient de Victoire depuis qu’à coups d’ombrelle elle courut sus à cet affreux chat qui le voulait attaquer traîtreusement. Il accepte d’être baigné et ne pue plus quoique je le soupçonne de regretter son odeur boucanée. Il accepte la salade, mange des fruits et ne se rebelle point contre ce ruban tricolore qu’il porte autour du cou. Il se laisse brosser… Je me demande s’il n’est pas davantage le chien de Victoire que le mien!
Mahé sourit:
– Les La Fayette ont décidément la trahison 1 dans le sang!
Ils éclatèrent de rire tandis que le bouledogue, peut-être vexé, trottait vers la tente de sa maîtresse.
Valencey d’Adana changea de sujet:
– Tu es là depuis bien plus longtemps que moi… Tu les as observés, tu connais leurs faiblesses: as-tu un plan?
– En effet, mais te séduira-t-il?
– Attends, avant toute chose: toi-même, es-tu convaincu?
– Absolument. C'est audacieux mais réalisable.
– C'est un bon plan, alors. Mais n’oublie pas qu’ils étaient près de trois mille six cents. Nous en avons mis hors de combat moins de cinq cents lors de notre premier affrontement. Nous, nous étions sept cent quatorze, une centaine sont morts en mer, vingt trop gravement blessés pour combattre. C'est un rapport de plus de cinq contre un, tu en tiens compte?
– Mon plan résiste à ces nouveaux chiffres.
– Parfait. Tu n’ignores pas non plus que nous ne pouvons pas trop compter sur les régiments de ligne qui nous flanquent: troupes clairsemées, manque d’expérience, soldats trop jeunes, officiers rappelés des dépôts et casernes de l’arrière. Toutes les troupes d’élite convergent vers le nord, nous n’avons cessé de croiser des régiments et des convois montant vers la Belgique où se prépare une grande bataille. Ici, c’est comme si nous étions seuls.
– J’ai élaboré mon plan de bataille en tenant compte de cette situation car, sans savoir ce que tu viens de me dire, j’avais compris que la ligne ne nous serait pas d’un grand secours…
– Je t’écoute!
– Te souviens-tu dans nos livres d’histoire de ce général, ah, était-il romain, perse ou carthaginois?… Quoi qu’il en soit, il eut l’idée…
Il poursuivit ainsi pendant une heure sans que Valencey d’Adana l’interrompît une seule fois. Enfin, après un silence pendant lequel le général semblait plongé dans ses réflexions, Mahé, que la nervosité gagnait, demanda:
– Eh bien, Joachim, qu’en penses-tu?
Celui-ci s’ébroua:
– C'est un plan magnifique. Les Indiens ont-ils repéré l’itinéraire?
– Très compliqué mais ils nous guideront les yeux fermés.
– Ces phases successives s’enchaînent parfaitement, Mahé. Certes, tu spécules sur deux choses qui ne sont point certaines: que Blacfort cède à son orgueil démesuré, et le pari semble sans grands risques, et l’autre est qu’il nous faut absolument un orage.
– Le temps est lourd, Joachim. Je tremble même à l’idée que l’orage n’arrive avant les rescapés de La Terpsichore .
– Ne crains rien, ils seront là dans quelques heures.
Ils conservèrent le silence pendant plusieurs minutes puis Mahé, mal à l’aise, demanda:
– Que feras-tu si nous prenons Nicolas vivant?… Il feignit d’être notre ami mais je ne puis croire qu’aucune sincérité, jamais, ne l’habitât, au moins fugacement. Je jurerais de l’avoir vu rire avec nous de bon cœur et sans arrière-pensées.
Valencey d’Adana haussa les épaules.
– Crois-tu que je n’y songe pas?… C'est une brute, un fou d’une rare cruauté… Il fut aussi, et je le comprends mieux en vieillissant, un malheureux enfant, dévoré par la jalousie, constamment humilié quand bien même il inventait des vexations qui ne furent jamais. Il dut terriblement souffrir de cet état. Cependant… Cependant, si nous le prenions vivant, je le ferais passer devant un tribunal militaire pour le juger.
– Il sera fusillé.
– Je demanderai à O'Shea de présider les débats: moralement, ni toi ni moi ne pouvons occuper cette fonction mais attention, pas de lâcheté, il nous faudra siéger.
– J’espère que nous ne le prendrons pas vivant. Si ignoble et inhumain qu’il soit, j’ai en mémoire le petit garçon qu’il fut.
– Mahé, de telles pensées affaiblissent notre résolution et désarment la justice: s’il est jugé, ce sera
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