La Liste De Schindler
sur une rangée de bûches. On empilait les corps et les bûches jusqu’à la formation d’un tas qui arrivait à hauteur d’épaule. On arrosait le tas d’essence et on l’allumait. Pfefferberg se rappelle avec horreur la façon dont les flammes semblaient redonner vie aux morts. Les corps se redressaient, projetant les bûches plus loin, les membres se rétractaient, les bouches s’ouvraient dans un dernier râle de souffrance. Un jeune SS des services sanitaires courait comme un diable au milieu des bûchers et lançait frénétiquement des ordres ponctués par les agitations d’une main garnie d’un revolver.
Portées par le vent, les cendres des cadavres retombaient en partie sur les villas des officiers subalternes. Leurs cheveux en étaient imprégnés, comme le linge qui séchait dans leurs cours. Oskar était stupéfait de voir la façon dont tous ces gens prenaient la chose, comme s’il s’était agi de la pollution industrielle inévitable au cœur des grands complexes. Amon continuait à faire ses promenades à cheval avec Majola à travers cet épais brouillard. Léo John emmenait son garçon âgé de douze ans à la pêche aux grenouilles dans une mare au milieu des bois. Les flammes et l’odeur n’avaient en rien affecté le train-train de leur vie quotidienne.
Au volant de sa BMW toutes vitres fermées, un mouchoir appuyé contre sa bouche et son nez, Oskar réfléchissait au fait que les Spira étaient, eux aussi, en train de brûler avec tous les autres. Il avait été surpris que les SS aient exécuté tous les policiers du ghetto et leurs familles aux environs de Noël, en fait, dès que Symche Spira eut fini de superviser la destruction du ghetto. Ils les avaient tous amenés ici, les petits flics, leurs femmes, leurs enfants, par un après-midi lugubre. Tous avaient été fusillés au coucher du soleil. Tous, les plus fidèles (Spira et Zellinger) comme les plus réticents. Spira, son épouse insipide, ses enfants manifestement peu doués comme l’avait remarqué Pfefferberg à l’époque où il leur donnait des leçons particulières, ils étaient tous là, nus, en rond, les fusils pointés sur eux tandis qu’ils tremblaient de froid les uns contre les autres. L’uniforme napoléonien de Spira, jeté en tas à l’entrée du camp, était désormais bon pour le recyclage. Et Spira qui, hier encore, proclamait que rien de tout cela ne pouvait lui arriver…
Oskar avait été choqué par cette exécution. Elle prouvait qu’un juif, quelles que soient son obédience ou son obéissance, n’aurait jamais aucune garantie contre la mort. Et maintenant, après avoir exécuté les Spira, ils étaient en train de les faire brûler d’une façon aussi anonyme et aussi ingrate.
Et les Gutter. Oui, les Gutter eux-mêmes ! C’était arrivé après un dîner chez Amon l’année précédente. Oskar s’était éclipsé assez tôt, mais avait eu vent de l’histoire. John et Neuschel avaient commencé à taquiner Bosch. « Un timoré », disaient-ils. Il faisait tout un plat à propos de sa guerre des tranchées, mais personne ne l’avait jamais vu procéder à une exécution. Ce fut le grand sujet de plaisanterie de la soirée. A la fin, Bosch donna l’ordre d’aller tirer David Gutter et son fils de sa baraque, et Mme Gutter et sa fille de la leur. David Gutter était un béni-oui-oui. En tant que dernier président du Judenrat il avait donné sa bénédiction à tout ce qu’on lui demandait. Il ne s’était jamais rendu rue Pomorska pour tenter de discuter des Aktionen menées par les SS ou des convois expédiés à Belzec. Il avait tout signé, tout accordé. De plus, Bosch avait fait jouer à Gutter le rôle d’intermédiaire pour qu’il lui vende au marché noir des bijoux et des camions entiers de meubles remis à neuf. Gutter l’avait fait. Parce que c’était un lâche, sans doute. Et parce qu’il pensait pouvoir protéger ainsi sa femme et ses enfants.
Un policier juif, Zauder, ami de Pfefferberg et de Stern – qui devait être tué plus tard par Pilarzik à l’occasion d’une des cuites mémorables que prenait cet officier –, était de garde cette nuit-là à l’entrée du camp des femmes. Il était peut-être 2 heures du matin et il faisait un froid de gueux. Zauder entendit Bosch donner l’ordre aux Gutter de s’aligner dans un petit creux de terrain proche du camp des femmes. Les enfants suppliaient qu’on les épargne. M. et Mme Gutter, sachant bien
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