La Liste De Schindler

qu’il n’y avait aucun recours, restèrent très calmes. Et voilà qu’aujourd’hui, on se débarrassait de toutes ces preuves accablantes. Les Gutter, les Spira, les révoltés, les pasteurs, les enfants, les jolies filles prises avec de faux papiers, tout ce qui restait de ces gens retournait sur cette colline d’infamie pour y être annihilé au cas où les Russes arriveraient à Plaszow et voudraient utiliser ces témoignages macabres.
    Une lettre d’Oranienburg adressée à Amon précisait qu’il allait falloir disposer des cadavres avec un soin tout particulier ; que pour ce faire, on lui expédiait un représentant d’une firme de construction de Hambourg qui évaluerait les sites susceptibles d’être utilisés pour la crémation. Entre-temps, les cadavres devaient être maintenus dans les fosses, signalées avec soin, avant l’exhumation.
    Au cours de cette deuxième visite, quand Oskar vit les pyramides de flammes sur Chujowa Gorka, sa première impulsion fut de rester dans sa voiture – une des rares choses allemandes qui, au moins, avait un sens – et de s’en retourner chez lui. Mais il décida d’aller voir quelques-uns de ses amis dans les ateliers et de faire une visite au bureau de Stern. Il pensait que toute cette suie qui tombait sur ses vitres pourrait donner l’idée du suicide à certains prisonniers de Plaszow. Et pourtant, c’était lui qui se sentait le plus déprimé. Il ne posa aucune des questions usuelles du genre : « Eh bien, Herr Stem, si Dieu a fait l’homme à Son image, quelle race Lui ressemble le plus ? Un Polonais est-il plus proche de Lui qu’un Tchèque ? » Le moment ne se prêtait guère aux facéties théologiques. Il se contenta de grogner :
    —  Qu’est-ce qu’ils en pensent, tous ?
    Stern lui répondit que les prisonniers étaient des prisonniers. Ils faisaient leur travail et priaient pour qu’ils s’en tirassent.
    —  Je vais vous tirer de là, dit Oskar en tapant du poing sur le bureau. Je vais tous vous tirer de là.
    —  Tous ? dit Stern.
    Stern n’avait pas pu s’empêcher de poser la question. Ce genre de délivrance biblique ne cadrait pas avec l’époque.
    —  En tout cas, vous, dit Oskar. Vous.

CHAPITRE 28
     
    Deux dactylos avaient été affectés au service d’Amon dans les bureaux de l’administration. L’une, Frau Kochmann, était une jeune Allemande ; l’autre, Mietek Pemper, un jeune prisonnier de tempérament studieux. Pemper deviendrait un jour le secrétaire d’Oskar, mais en cet été 1944, il travaillait encore pour Amon, et, comme quiconque dans cette situation, il calculait ses chances sans optimisme exagéré.
    Il était entré au service d’Amon pour des raisons aussi obscures que Helena Hirsch, la servante. Quelqu’un en avait dit beaucoup de bien au commandant : le jeune prisonnier avait fait des études comptables ; c’était un dactylo hors classe, et il pouvait prendre en sténo l’allemand et le polonais. En plus, il était doué d’une remarquable mémoire. Accablé de tous ces talents, Pemper s’était retrouvé dans le bureau du commandant, et parfois dans sa villa, quand l’envie prenait à Amon de dicter quelques textes.
    L’ironie du sort voulut que la mémoire éléphantesque de Pemper valût à Amon, plus que tout autre témoignage, d’être pendu à Cracovie. Mais Pemper avait relégué ses illusions au placard. Si on lui avait demandé en 1944 quelle serait la prochaine victime exemplaire sur la liste noire d’Amon, il aurait dit : Mietek Pemper.
    Pemper ne s’occupait que de la routine. Tout ce qui relevait des documents confidentiels passait entre les mains de Frau Kochmann, beaucoup moins efficace que Mietek et un peu lente en sténo. Parfois Amon dictait des documents confidentiels à Pemper en dépit des règlements. Quand Mietek s’asseyait en face d’Amon avec son bloc sur ses genoux, il ne pouvait s’empêcher d’éprouver des sentiments contradictoires. Tous ces rapports et mémos internes dont il garderait en tête l’essentiel feraient de lui un témoin clé le jour encore très éloigné où Amon se retrouverait devant une cour de justice. Mais avant que cela n’arrive, Amon ne devrait-il pas le supprimer comme d’autres supprimeront plus tard quelques bandes magnétiques ?
    Quoi qu’il en soit, Mietek préparait soigneusement chaque matin des ensembles de feuillets, carbones et doubles, dont il remettait une douzaine à sa collègue allemande.