La Liste De Schindler
le site de l’ancien ghetto de Cracovie, Kazimierz, un quartier périphérique lové dans un coude de la Vistule, qui avait été cédé autrefois à la communauté juive par Casimir le Grand.
Stern sentait maintenant l’haleine chargée d’alcool de Schindler qui s’était penché vers lui. Il aurait voulu lui demander : Herr Schindler sait-il que quelque chose se prépare du côté des rues Jozefa et Isaaka ? Ou bien, à quoi joue-t-il ? Quoi qu’il en soit, Stern se sentait profondément déçu. Son interlocuteur, manifestement, faisait allusion à un pogrom, et il le clamait à haute voix, comme s’il avait voulu remettre Stern à sa place.
Oskar avait dit « demain ». Or on était le 3 décembre. Stern, malheureusement, prit « demain » dans le sens où l’entendent les prophètes ou les ivrognes, c’est-à-dire un avenir proche. Un tout petit nombre de ceux qui avaient entendu la mise en garde avinée de Schindler ou qui en avaient entendu parler firent en toute hâte quelques balluchons et franchirent la Vistule pour se réfugier à Podgorze avec leur famille.
Quant à Oskar, il estimait avoir pris suffisamment de risques pour faire passer une information qu’il avait recueillie de deux sources différentes parmi les nouveaux amis qu’il s’était faits. L’un était le sergent Herman Toffel, un policier rattaché au quartier général de la police SS. L’autre, Dieter Reeder, faisait partie de l’état-major du chef des SD, Czurda. Oskar savait, en toute occasion, renifler les hommes avec qui il pourrait suffisamment sympathiser pour obtenir quelques renseignements de valeur.
Pourquoi, cependant, avait-il refilé le tuyau à Stern ? Il racontera plus tard que la confiscation des biens juifs et tchèques, l’expulsion des juifs et des Tchèques des Sudètes après l’invasion allemande de la Bohême et de la Moravie l’avaient à jamais vacciné contre l’ordre nouveau. L’avertissement donné à Stern – plus encore que l’affaire Nussbaum, jamais vraiment prouvée – semble indiquer qu’il a dit vrai.
Oskar avait espéré, comme d’ailleurs la plupart des juifs de Cracovie, qu’après la période de folie initiale le régime se reprendrait et laisserait les gens respirer. S’il s’avérait que certains Allemands laissaient filtrer des informations sur les futurs pogroms et les expéditions punitives des SS pour en atténuer les effets, peut-être, après tout, que la raison reviendrait au plus grand nombre d’entre eux avant le printemps. L’Allemagne ne faisait-elle pas partie des nations civilisées ?
La descente des SS dans Kazimierz allait cependant marquer profondément Oskar. Certes, le dégoût qu’il éprouverait n’allait pas avoir de répercussions trop directes sur ses affaires, son train de vie ou ses aventures galantes, mais la nausée qu’il sentirait monter en lui finirait par l’obséder, le submerger et lui faire prendre de plus en plus de risques au fur et à mesure que les intentions du régime deviendraient de plus en plus claires.
Au départ, le raid SS était programmé en partie pour faire main basse sur les bijoux et les fourrures. Quelques évictions avaient déjà eu lieu dans les maisons et les appartements de la zone un peu plus huppée située entre Kazimierz et Cracovie. Mais la première véritable Aktion, outre le pillage, avait pour but de mettre au pas la population du vieux quartier juif. C’est pour cette raison – d’après ce que lui avait raconté Reeder – qu’un petit détachement des groupes de forces spéciales, les Einsatzgruppen, devait se joindre aux SS locaux et à la police militaire pour l’expédition dans Kazimierz.
Ces Einsatzgruppen avaient participé à l’invasion de la Pologne en même temps que les autres forces armées. La traduction « groupes de forces spéciales » ne rend compte qu’imparfaitement de la signification exacte du terme. Le mot Einsatz a une connotation de défi, de chevalerie. Ces groupes étaient recrutés au sein du SD (Sicherheitsdienst), les services de sécurité de Heydrich. Ils savaient qu’ils disposaient de pouvoirs très étendus. Leur chef suprême n’avait-il pas dit six semaines auparavant au général Wilhelm Keitel que « le gouvernement général de Pologne devrait mener une lutte sans pitié et sans souci de la légalité pour qu’une existence nationale se développe » ? Les Einsatzgruppen savaient parfaitement que, dans la rhétorique de leurs
Weitere Kostenlose Bücher