La Liste De Schindler
intervenu dans le dessein de protéger sa mère. Il respectait cette attitude et, pour le montrer, il s’adressa au fils comme si celui-ci allait pouvoir servir d’interprète.
— Ma femme va bientôt arriver de Tchécoslovaquie, dit-il, et j’aimerais que l’appartement soit refait dans le style qu’elle affectionne. Les Nussbaum ont pris grand soin des lieux, mais ils avaient un goût prononcé pour les meubles un peu lourds et les couleurs sombres. Ma femme préférerait quelque chose de plus gai, un peu français, un peu suédois peut-être…
Mme Pfefferberg avait recouvré suffisamment ses esprits pour répondre qu’elle ne savait pas si elle pourrait ; qu’avec Noël qui arrivait, elle avait déjà bien de l’ouvrage sur les bras. Leopold comprenait que sa mère répugnait à travailler pour une clientèle allemande. Mais les Allemands seraient sans doute les seuls à cette époque ayant assez confiance dans l’avenir pour solliciter les services de décorateurs d’appartement. Et Mme Pfefferberg n’avait guère le choix : son mari avait perdu son emploi et travaillait maintenant pour une bouchée de pain au bureau du logement de la Gemeinde, l’Office du secours juif.
Deux minutes ne s’étaient pas passées que les deux hommes échangeaient déjà des propos amicaux. Le pistolet caché dans le ceinturon de Leopold apparaissait désormais comme un objet incongru. Affaire conclue. Mme Pfefferberg se rendrait à l’appartement de Schindler. Peu importait le montant du devis. Schindler proposa même à Leopold de venir lui rendre visite pour discuter d’autres affaires.
— Vous pourriez peut-être m’indiquer les filières pour obtenir des produits locaux… Je vois par exemple que vous portez une chemise très élégante… Je ne sais même pas où commencer à chercher pour en trouver de semblables.
Le ton était volontairement espiègle. Pfefferberg appréciait en connaisseur, tandis qu’Oskar poursuivait son appel du pied :
— Les magasins, comme vous savez, sont vides…
Leopold Pfefferberg était le type même de l’homme qui arrivait à survivre en faisant monter haut la barre.
— Herr Schindler, ce type de chemise est très coûteux. Il faut compter vingt-cinq zlotys pièce.
Il avait multiplié le prix par cinq. Herr Schindler prit immédiatement l’œil amusé de celui qui sait, mais sans plus. Comme s’il ne voulait pas remettre en question la bonne entente qui semblait se dégager entre les deux hommes.
— Je pourrais sans doute vous en obtenir, dit Pfefferberg. Il faudrait que vous m’indiquiez vos mesures. Et je crains que mes fournisseurs ne demandent des arrhes.
Herr Schindler, le regard toujours un peu sarcastique, sortit deux cents Reichsmark de son portefeuille et les tendit à Pfefferberg. C’était une somme extravagante qui aurait suffi à fournir en chemises une douzaine de nababs, même au prix gonflé qu’avait donné le Polonais. Mais celui-ci savait jouer. Il ne battit pas un cil.
— Puis-je avoir vos mesures ?
Une semaine plus tard, Pfefferberg arriva à l’appartement de la Straszewskiego avec une douzaine de chemises en soie sous le bras. On lui présenta une très jolie Allemande qui semblait superviser une entreprise de quincaillerie de Cracovie. Un autre soir, Oskar s’afficha devant Pfefferberg en compagnie d’une jeune et pulpeuse Polonaise. S’il y avait une Frau Schindler, elle devait être bien cachée. En tout cas, personne n’aperçut cette dame, même quand l’appartement fut entièrement décoré. Pfefferberg, lui, entretenait des rapports constants avec Oskar. Il lui fournissait les objets de luxe – soieries, meubles, bijoux – qui servaient alors de monnaie d’échange dans les vieux quartiers de Cracovie.
CHAPITRE 4
Itzhak Stern devait rencontrer à nouveau Oskar Schindler au début du mois de décembre. La demande de Schindler auprès du tribunal de commerce de Cracovie avait été dûment enregistrée, et Oskar pouvait désormais passer son temps à prendre le pouls de la ville. Il s’était rendu ce matin-là chez Buchheister et, après une conversation avec Aue, était entré dans le bureau annexe où se trouvait Stern.
— Demain, ça démarre, avait-il annoncé d’une voix pâteuse après avoir frappé dans ses mains pour attirer l’attention. Ça va faire du bruit du côté des rues Jozefa et Isaaka.
Tous les ghettos avaient leurs rues Jozefa et Isaaka. Mais elles existaient aussi sur
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