La Loi des mâles
semblait l’esprit le plus vif du
conclave, le plus imaginatif, et, décidément, le plus souhaitable
administrateur de la chrétienté dans le difficile moment où l’on se trouvait.
— L’hérésie refleurit un peu
partout, disait le cardinal de sa voix fêlée. Et comment en serait-il
autrement, avec l’exemple que nous donnons ? Le démon profite de nos
discordes pour semer son ivraie. Mais c’est dans le diocèse de Toulouse surtout
qu’elle pousse dru. Vieille terre de rébellion et de mauvais rêves. Il
conviendrait que le prochain pape cassât ce trop gros diocèse, malaisé à
gouverner, en cinq évêchés, chacun remis en main ferme.
— Ceci, répondait le comte de
Poitiers, amènerait à créer nombre de bénéfices dont notre Trésor aurait à
percevoir les annates.
— Mais bien sûr, Monseigneur.
Les annates étaient une taxe
royale portant sur les bénéfices ecclésiastiques nouveaux et qui consistait en
la perception des revenus de la première année. Or l’absence de pape empêchait
de procéder à ces créations de bénéfices. Et le Trésor s’en ressentait d’autant
plus durement que le clergé en général, profitant de ce qu’il n’avait pas de
chef, inventait toutes sortes de prétextes à ne pas acquitter les arrérages
d’impôts.
En fait, lorsque Philippe de
Poitiers et Jacques Duèze envisageaient l’avenir, l’un comme régent, l’autre comme
éventuel pontife, leurs premiers soucis concernaient les finances.
À la mort de Philippe le Bel, la
trésorerie française était gênée, mais non obérée ; en dix-huit mois, par
l’expédition de Flandre, la sédition d’Artois, les privilèges consentis aux ligues
baronniales, Louis X et Valois avaient réussi à endetter le royaume pour
plusieurs années.
Le trésor pontifical, après deux ans
de conclave errant, ne montrait pas un meilleur état, et si les cardinaux se
vendaient si cher aux princes de ce monde, c’est qu’ils n’avaient plus, pour
nombre d’entre eux, d’autres moyens de subsistance que le négoce de leur voix.
— Les amendes, Monseigneur, les
amendes, conseilla Duèze au jeune régent. Frappez d’amendes ceux qui auront
méfait, et plus ils seront riches, plus fortement vous les frappez. Si celui
qui manque à la loi possède vingt livres, exigez qu’il en verse une. Mais s’il
en possède mille, prenez-lui-en cinq cents, et s’il est riche de cent mille,
ôtez-lui tout. Vous y trouverez trois avantages : d’abord le rapport sera
plus gros, ensuite le malfaiteur, privé de sa puissance, n’en pourra plus faire
abus, enfin les pauvres, qui sont le grand nombre, seront de votre côté et
auront confiance en votre justice.
Philippe de Poitiers sourit.
— Ce que vous préconisez là
fort sagement, Monseigneur, peut convenir à la justice royale qui agit par bras
temporel, répondit-il. Mais pour restaurer les finances de l’Église, je ne vois
guère…
— Les amendes, les amendes,
répéta Duèze. Mettons impôt sur les péchés, ce sera source intarissable.
L’homme est pécheur par nature, mais plus disposé à faire pénitence de cœur
qu’à faire pénitence de bourse. Il éprouvera plus vivement le regret de ses
fautes et hésitera davantage à retomber dans ses errements si une taxe
accompagne nos absolutions. Qui tient à s’amender doit acquitter amende.
« Est-ce
plaisanterie ? » pensa Poitiers qui n’était pas complètement
accoutumé à l’inventive syllogistique du cardinal.
— Et quels péchés voudriez-vous
taxer, Monseigneur ? demanda-t-il.
— D’abord ceux qui se
commettent dans le cierge. Commençons par nous réformer nous-mêmes avant
d’entreprendre de réformer autrui. Notre sainte Mère est trop tolérante aux
manquements et abus. Ainsi l’on sait que clergie ou prêtrise ne peuvent être
conférées à des hommes estropiés ou difformes. Or, je voyais l’autre jour un
certain prêtre Pierre, qui est auprès du cardinal Caëtani, et qui a deux pouces
à la main gauche.
« Petite perfidie envers notre
vieil ennemi », se dit Poitiers.
— En vérité, poursuivit Duèze,
les boiteux, manchots, eunuques qui cachent leur disgrâce sous un froc et
touchent bénéfices d’Église, sont légion. Allons-nous les chasser de notre
sein, ce qui, sans effacer leur faute, n’aurait pour résultat que de les
réduire à misère et désespoir, et sans doute les pousserait à rejoindre les
hérétiques de Toulouse ou autres confréries de
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