La Loi des mâles
succession.
Le comte de Poitiers avait pris soin
de ne s’entourer d’aucun des attributs de la majesté royale. Son faudesteuil
était au centre de l’estrade, mais il avait refusé qu’on le surmontât d’un
dais. Lui-même était vêtu d’étoffe sombre et sans aucun ornement. Il semblait
dire : « Messeigneurs, nous sommes ici en conseil de travail. »
Simplement, trois sergents massiers se tenaient debout derrière son siège. Il
assurait l’exercice de la souveraineté, sans pour autant s’en prétendre
investi. Mais il avait soigneusement préparé la salle et fait à chacun assigner
sa place par les chambellans, selon un cérémonial à la fois assez arbitraire et
assez roide où les assistants retrouvaient les façons de Philippe le Bel.
À la droite de Philippe était assis
Charles de Valois, et aussitôt après le connétable Gaucher de Châtillon, ceci
pour surveiller l’ex-empereur de Constantinople et l’isoler de son clan.
Philippe de Valois était relégué à six rangs de son père. À main gauche,
Poitiers avait mis son oncle Louis d’Évreux puis son frère Charles de La
Marche, empêchant de la sorte celui-ci de pouvoir se concerter avec Valois en
cours de séance et revenir sur la parole par eux donnée quatre jours plus tôt.
Mais l’attention du comte de
Poitiers se tournait surtout vers son cousin le duc de Bourgogne, placé en
retour d’estrade, et qu’il avait flanqué de la comtesse Mahaut, du dauphin de
Viennois, du comte de Savoie et d’Anseau de Joinville.
Philippe savait que le jeune duc
allait parler au nom de sa mère, la duchesse Agnès, à laquelle sa qualité de
fille de Saint Louis conférait, même absente, un grand prestige sur les
seigneurs. Tout ce qui touchait au souvenir de Louis IX était objet de
vénération ; et les rares survivants qui pouvaient témoigner de l’avoir vu
ou servi, qui avaient recueilli sa parole ou reçu son affection, se trouvaient
revêtus d’un caractère un peu sacré.
Il suffirait à Eudes de Bourgogne de
dire : « Ma mère, fille de notre Sire Saint Louis qui la bénit au
front avant d’aller mourir en terre infidèle… » pour bouleverser
l’assistance.
Aussi, afin de faire échec à cette
manœuvre, Philippe de Poitiers avait fait surgir dans son jeu une pièce
maîtresse et tout inattendue : Robert de Clermont, l’autre survivant des
onze enfants du roi canonisé, le sixième et dernier fils. Voulait-on absolument
la caution de Saint Louis ? Eh bien, Poitiers la produisait !
Or la présence de Robert de Clermont
était d’autant plus marquante et impressionnante qu’il ne se montrait plus à la
cour depuis bien longtemps ; sa dernière apparition remontait à près de
cinq ans ; son existence était presque oubliée, et lorsqu’on s’en
souvenait nul n’osait en parler qu’à voix basse.
En effet, le grand-oncle Robert
était fou, depuis qu’à l’âge de vingt-quatre ans il avait reçu un coup de masse
d’armes sur la tête. Folie frénétique, mais intermittente, avec de longues
périodes d’accalmie qui avaient permis à Philippe le Bel de se servir de lui,
parfois, pour des missions décoratives. Cet homme-là n’était pas dangereux par
ce qu’il disait ; il parlait à peine. Il était dangereux par ce qu’il
pouvait faire, car rien ne signalait jamais qu’une crise allait le saisir et le
jeter, glaive en main, contre ses familiers. Il offrait alors le pénible
spectacle d’un seigneur de soixante-deux ans, aussi majestueux d’aspect que
noble de race, qui soudain fendait les meubles, tranchait les tentures, et
poursuivait les femmes de service devenues ses adversaires en tournoi [11] .
Le comte de Poitiers l’avait fait
asseoir sur l’autre aile de l’estrade, en pendant au duc de Bourgogne, et à
proximité d’une porte. Deux écuyers monumentaux se tenaient à courte distance,
chargés de le ceinturer à la moindre alerte. Clermont laissait flotter un
regard méprisant, ennuyé, absent, qui se fixait soudain sur un visage, avec
l’inquiétude douloureuse des souvenirs irretrouvables, puis s’éteignait. On
l’observait, et sa vue causait un vague malaise.
Tout auprès de ce fol siégeait son
fils, Louis de Bourbon, lequel était boiteux, ce qui semblait l’avoir toujours
gêné pour attaquer en bataille, mais non pas pour fuir, ainsi qu’il l’avait
montré à Courtrai. Dégingandé, contrefait et couard, Bourbon, en revanche,
n’était pas dépourvu de
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