La Loi des mâles
Mahaut avait un crime en perspective ; et que la
future victime fût un nouveau-né lui excitait l’esprit autant que s’il se fût
agi de l’adversaire le plus féroce.
Elle entreprit une campagne
soigneuse, perfide. Le roi n’était pas né viable ; elle le disait à tout
venant, et décrivait, les larmes dans les yeux, la pénible scène du baptême.
— Nous l’avons tous cru
trépassé devant nous, et il s’en est fallu de bien peu que ce ne fût vrai.
Demandez plutôt au connétable qui était là comme moi ; je n’ai jamais vu
messire Gaucher si fort pâlir… Chacun pourra juger d’ailleurs de la faiblesse
du petit roi quand on le présentera à tous les barons, comme cela doit se
faire. À savoir même s’il n’est pas déjà mort et qu’on nous le cache. Car cette
présentation tarde beaucoup, sans qu’on nous en donne la raison. Messire de
Bouville, paraît-il, s’y oppose, parce que la malheureuse reine… Dieu la
protège !… serait au plus mal. Mais enfin la reine n’est pas le roi !
Les familiers de Mahaut avaient
charge de colporter ces propos.
Les barons commencèrent à s’alarmer.
En effet, pourquoi différait-on ainsi la présentation solennelle ? Le
baptême à la sauvette, les prétendues dérobades de Bouville, l’impénétrable
silence maintenu autour de Vincennes, tout était marqué de mystère.
Des rumeurs contradictoires
circulaient. Le roi était infirme et l’on ne voulait pas le montrer. Le comte
de Valois l’avait enlevé secrètement pour le mettre en sûreté. La maladie de la
reine ? Une feinte. La reine et son enfant voyageaient en ce moment vers
Naples.
— S’il est mort, qu’on nous le
dise, murmuraient certains.
— Le régent l’a fait
disparaître ! assuraient d’autres.
— Qu’allez-vous chanter
là ? Le régent n’est point homme de cette sorte. Mais il se défie de
Valois.
— Ce n’est point le
régent ; c’est Mahaut. Elle prépare son forfait, s’il n’est même déjà
accompli. Elle répète trop fort que le roi ne peut vivre !
Tandis qu’un mauvais vent passait à
nouveau sur la cour, qu’on s’énervait en conjectures odieuses, en soupçons
d’infamie dont chacun se sentait éclaboussé, le régent, lui, demeurait
impénétrable. Il s’absorbait dans l’administration du royaume, et si l’on
venait à lui parler de son neveu, il répondait Flandre, Artois, ou rentrée des
impôts.
Au matin du 19 novembre,
l’irritation montant, de nombreux barons et des maîtres au Parlement vinrent en
délégation trouver Philippe et le prièrent avec force, le sommèrent presque, de
consentir à la présentation du roi. Ceux-ci, qui s’attendaient à une réponse
négative, ou dilatoire, avaient déjà dans l’œil une méchante lueur.
— Mais je souhaite,
Messeigneurs, je souhaite autant que vous cette présentation, dit le régent. À
moi-même on fait opposition ; c’est le comte de Bouville qui s’y refuse.
Puis, se tournant vers Charles de
Valois, rentré depuis l’avant-veille de son comté du Maine, il lui
demanda :
— Est-ce vous, mon oncle, pour
les intérêts de votre nièce Clémence, qui empêchez Bouville de nous montrer le
roi ?
L’ex-empereur de Constantinople, ne
comprenant pas d’où lui tombait cette algarade, devint pourpre et
s’écria :
— Mais, par Dieu juste, mon
neveu, où allez-vous chercher cela ? Je n’ai jamais rien ordonné ni voulu
de tel ! Je n’ai même pas vu Bouville, ni n’en ai reçu message depuis
plusieurs semaines. Et je suis rentré tout exprès pour cette présentation. Je
voudrais fort, au contraire, qu’on la fît et qu’on revînt à agir selon les
coutumes de nos pères, ce qui n’a que trop tardé.
— Alors, Messeigneurs, dit le
régent, nous sommes tous de même conseil et de même volonté… Gaucher !
Vous qui fûtes à la naissance de mon frère… c’est bien à la première marraine
qu’il revient de présenter l’enfant royal aux barons ?
— Certes, certes, c’est à la
marraine, répondit Valois, vexé que sur un point de cérémonial on fît appel à
une autre compétence que la sienne. J’assistai à toutes les présentations,
Philippe ; à la vôtre qui fut petite, puisque vous étiez second, comme à
celle de Louis et ensuite de Charles. Toujours la marraine.
— Alors, reprit le régent, je
vais faire savoir aussitôt à la comtesse Mahaut qu’elle ait à tenir tout à
l’heure cet office, et donner ordre à
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