La lumière des parfaits

Arnaud m’observait. En fait, il réfléchissait à la façon de sortir des mâchoires du piège dans lequel je l’avais acculé. Je le savais. Il me suffisait de voir ses yeux se porter sur les dards pointés sur sa poitrine.
    « Mes amis, dis-je en m’adressant à mes compains, ne visez pas son cœur, il n’en a point, ne bornoyez pas son crâne, il est creux. Voyez plutôt sa bedaine, elle est encore bien grasse. Oh ! N’en faites rien, pour l’instant. Sa mère et lui ont soif de boire la coupe du Graal pour s’enivrer. Laissez-moi le plaisir de leur offrir cette dernière jouissance… »
     
    Je pris la fiole que m’avait donné Denis de Morbecque. À la lumière des candélabres, elle scintillait de moult feux. Je la posai sur la table de pierre, invitai Yves de Penhoët à me porter assistance. Il s’approcha, sans rien entendre au but que je poursuivais.
    « Aide-moi à tourner cette magnifique stèle, de façon à ce qu’elle soit dans l’axe des Douze Maisons, sous un azimut 31.47, le même que celui du Temple de Salomon dans la Ville sainte de Jérusalem ! L’azimut est un angle de visée connu par tous les navigateurs.
    « Eh oui. Je n’ai pas perdu mon temps à me pimplocher et à me parfumer, moi ! »
    Nous eûmes moult difficultés à aligner la XII e Maison astrale dans l’angle voulu. Le bord de la table circulaire était un peu grippé, mais nous réussîmes peu à peu à le faire coulisser en nous aidant des encoches ménagées à cet effet dans son épaisseur, sous les yeux ébaudis de Philippa, d’Arnaud et de Michel de Ferregaye qui était resté céans. Soudain, il y eut un déclic et la mécanique se bloqua.
    « À présent, Philippa, prenez cette fiole et versez son contenu dans l’orifice qui se trouve au centre de la table, dis-je, en brisant le goulot sous leurs yeux horrifiés. Elle hésita, le teint blâfard. Ses mains tremblaient.
    « Allons, allons, faites vite, je perds patience ! À moins que vous préfériez que je vous tranche les poignets ! »
    Elle s’avança, prit la fiole et demanda d’une voix chevrotante : « Que va-t-il se passer ? Cette fiole contient le Mal noir !
    — Votre vie durant vous avez cherché le Graal, non ? Il est là, enfermé sous une fine plaque de marbre. Pour le saisir, il faut déclencher la mécanique secrète en versant le contenu de cette fiole dans le trou central.
    « Et dire que vous aviez le Graal à portée de main depuis votre réclusion en ces lieux ! Et ne le saviez pas ! Le Graal ! Le Livre sacré des hérétiques albigeois ! Ils ne font qu’un ! Le plus grand trésor de tous les temps : le secret de la Vie et de la Mort ! Le secret de la Vie éternelle ! »
    Arnaud était hagard, Michel de Ferregaye éplapourdi. Tous inquiets. Je fis signe à mes compains de se tenir sur le seuil de la salle capitulaire sans les perdre de vue. Arnaud se déplaça vers l’autre entrée. Je savais ce qu’il tenterait, mais ne souhaitais pas l’en empêcher. Son émeuvement était si fort que Philippa renversa une partie du liquide hors du trou central. L’Eau et le Sang du Christ se répandirent sur la fine couche de marbre poli et glissèrent en une petite flaque. Un grésillement se produisit, mais il ne se passa rien d’autre.
    « Toute la fiole ! J’ai dit de verser tout le contenu de la fiole ! Incontinent ! Allons ! Dans l’orifice, et non à côté ! »
    Il se produisit alors un phénomène extraordinaire. Incroyable. Un fin geyser s’éleva au-dessus de la table et heurta le sommet de la voûte, dans un sifflement aigu. Par un effet physique de réfraction et de réflexion bien connu des Grecs anciens et des Mahométans, des rayons lumineux écrasèrent les pierres précieuses des cénotaphes des Douze Maisons et illuminèrent la salle.
    Tout en haut, le jet propulsé par un mélange de soude et de chaux vive descella la clef de voûte, les premières pierres écrasèrent la fiole et la main de celle qui avait été l’arrogante baronne de Beynac. Elle tenta de se dégager. En vain. Une nouvelle chute fut amortie par son chef. Son crâne craqua, sa cervelle se répandit et bientôt toute la voûte s’effondra.
     
    Michel de Ferregaye avait décidé de se mettre en Endura, le suicide des hérétiques. Son corps et celui de sa maîtresse furent ensevelis sous des amas de caillasse, de pierres de taille, de poutrelles métalliques, de terre. Du coin de l’œil, je vis Arnaud s’enfoncer,