La Marque du Temple
de son apparition ne s’était fort heureusement déclaré.
Les champs étaient toujours déserts, faute de bras pour moissonner et assembler les chambrées. Le chanvre, l’orge, l’avoine, les épis de blé, de seigle devenaient ternes. Ils se desséchaient sur pied comme mon enquête qui piétinait derechef.
Certes, dame de Guirande perdait partie sur partie aux échecs avec une lassitude de plus en plus prononcée, s’enfermait dans sa croyance en la culpabilité du Saint-Siège, mentait parfois effrontément au jeu de la vérité. Elle jouait de tous les registres dont dame Nature l’avait parée : charme, révolte, perfidie, douceur, abattement, tendresse.
Elle m’enfermait dans un labyrinthe où je m’égarais, ne sachant plus quoi penser. Jusqu’au jour où les événements se précipitèrent.
Le jour de l’Assomption de Notre-Dame, le 15 août, nous organisâmes une petite fête que nous n’avions pas eu le cœur de célébrer le jour de la Saint-Pierre des Liens, le jour des calendes d’août, le 1 er août, contrairement à la tradition.
Tous les gens du château, chevaliers, écuyers, sergents et valets d’armes, épouses, serviteurs, servantes et enfants dansaient ensemble, devisaient ou jouaient.
Nous avions mis en perce un baril de vin du Bordelais. Sa couleur rubis coulait à flot dans les gosiers. Il déliait les langues et les corsages.
Je n’aurais pas été surpris de découvrir, quelques mois plus tard, certaines grosseurs gonfler le ventre d’aucunes de ces dames et damoiselles. Le vin de singe nous avait mis en gaieté. Il étouffait, le temps d’une soirée, nos craintes et nos angoisses.
Un des sergents d’armes, Mathieu Tranchecourt, s’approcha de moi, la langue chargée, l’haleine vineuse et l’esprit embué par les vapeurs de Bacchus. Il me déclara tout de gob en louchant sur mon aumônière :
« Messire Brachet de Born, vous êtes notre lieutenant en cette place, et j’ai grande estime pour vous. Non seulement, vous jouez bien de la pointe et du plat de l’épée, mais vous avez su nous rallier à une juste et noble cause.
— Arrête de flagorner, mon ami. Abrège : je ne voudrais point manquer cette nouvelle carole !
— J’ai des informations à vous livrer. Enfin… à vous… Moult belles et grandes informations !
— Et bien, parle vite et bien ! Je t’ai vu manier l’épée et l’arbalète mieux que d’aucuns. »
L’homme gloussa de plaisir sans perdre de vue la bourse que je portai à la ceinture, ce qui ne m’échappa point. Il posa la main sur mon bras pour me conduire à l’écart. Bien que j’eusse profité du fut en perce avec moins de modération que de coutume, j’en fus incontinent dégrisé et me tins sur mes gardes.
« Ne pourriez-vous délier les cordons de votre bourse pour me bailler quelques sols ou quelques deniers : j’ai pris femme et ses goûts sont tellement dispendieux, messire !
— Tu as le cœur chaud, mais tes mains sont moites. Je ne baille de renseignements que fiables et nouveaux, pas des promesses. Je peux acheter des informations. Mais je n’achète que ceux qui comptent. Existe, si tu veux te vendre ! »
L’homme lâcha mon bras pour m’inviter à le suivre en un recoin plus obscur, à l’abri de regards indiscrets. Je redoublai de vigilance. Il me fixa de ses yeux vineux aux pupilles dilatées sous l’effet de l’alcool et me souffla son haleine fétide en pleine figure. Je ne pus retenir une grimace de dégoût lorsqu’il me dit :
« Messire écuyer, à moins que je ne doive dire : messire capitaine ?
— … …
— Sachez que le chevalier Foulques de Montfort et l’écuyer Arnaud de la Vigerie sont souventes fois venus en cette place. Ils y ont rencontré notre châtelaine, dame Éléonore de Guirande, et sa nièce Isabeau, cette blanche colombe. Que Dieu la bénisse !
— Les as-tu revus récemment ?
— Que nenni. Pas depuis des lustres.
— Ce que tu me dis là ne vaut pas un sol. Je le savais déjà ! Est-ce là tout ce que tu as à m’apprendre ? mentis-je (je le soupçonnais, sans en avoir eu confirmation et stupidement, je n’avais pas encore posé la question à Éléonore de Guirande). Parle-moi plutôt de damoiselle Isabeau.
— D’icelle, je ne puis, messire. Même pour tout l’or du monde. Pardonnez-moi, mais je crains par trop la colère du baron s’il venait à apprendre ma trahison. Ma vie ne vaut pas cher, mais
Weitere Kostenlose Bücher