La Marquise de Pompadour
Suzon ! Puisque je t’aime, je me fais fort de…
– Oh ! l’impossibilité ne vient pas de vous, fit Suzon en souriant. Elle vient de moi. Je ne puis quitter mon poste. Non seulement je serais chassée, mais encore je risquerais la colère du roi et la vengeance de monsieur le lieutenant de police…
Et redevenant la fille sérieuse et la matoise calculatrice qu’elle était au fond, elle expliqua :
– Vous saurez une chose, monsieur de Bernis…
– D’abord, mon enfant, ne m’appelle pas ainsi. Appelle-moi François… Et puis, pour que je puisse mieux te comprendre, viens t’asseoir sur mes genoux…
Suzon ne se fit prier que juste ce qu’il fallait. Elle s’assit donc sur les genoux de Bernis et lui jeta gentiment un bras autour du cou. Ainsi posée, elle était vraiment jolie, et peut-être, en somme, le sentiment qu’elle éprouvait pour Bernis lui donnait-il cette beauté !…
– Eh bien ! reprit-elle, vous saurez, monsieur… François… que j’ai fait un rêve…
– Un rêve de jolie femme, j’en suis sûr…
– Non ; un rêve de paysanne, tout bonnement, répondit Suzon non sans esprit.
– Ceci est plus grave, pensa Bernis qui se prépara à écouter attentivement.
– Savez-vous, reprit Suzon, ce que me donne M. Lebel, le valet de chambre de Sa Majesté, pour le service que je fais ici ?
– Je ne m’en doute pas, ma mignonne : mille livres, peut-être ?…
– Deux mille cinq cents livres par an, monsieur !
– Oh ! oh ! mais je n’ai pas davantage pour mes fonctions de secrétaire de la lieutenance !…
– Bon. Maintenant, savez-vous ce que me donne M. Berryer pour un mot que je lui fais tenir de temps en temps ?… Deux mille cinq cents livres par an. Total, cinq mille livres…
– Mais sais-tu que tu chiffres comme si tu avais étudié le
Mémoire sur le calcul intégral
de M. d’Alembert !…
– Ajoutez que sur les menus frais de la maison, je puis mettre de côté bon an mal an un millier de livres. Ce qui fait six mille, monsieur. Or, j’ai calculé que si j’arrive seulement pendant six ans à me maintenir dans ce poste de confiance, je me trouverai posséder trente-six mille livres, soit une quarantaine de mille livres en chiffres ronds, ce qui est un beau denier.
Ici Bernis éclata de rire.
– Qu’avez-vous, monsieur ? fit Suzon.
– J’ai, pardieu, que voici un entretien d’amour qui ne manque pas de piquant. Au moins est-il original !…
– Eh ! monsieur, chacun cause d’amour comme il peut. Et puis, j’ai vu si souvent les chiffres et l’amour marcher de pair !…
– Continue, ma fille ; tu es pétrie d’esprit et je ne suis qu’un benêt !
– Je continue donc. Il y a deux ans que je suis ici. Il me reste quatre ans à demeurer sage et fidèle, à tenir à mon poste.
Dans quatre ans, j’aurai vingt-six ans ; c’est-à-dire que je ne serai pas encore laide. Avec mes quarante mille livres, je trouverai facilement un époux à mon goût…
– Et alors, tu t’établiras à Paris ?…
– Nenni, monsieur, à Paris, avec mes quarante mille livres, je serais pauvre, et si je montais un commerce, je risquerais de tout perdre. Tandis qu’à Morienval, près de Villers-Cotterêts, avec cette somme, je serai une dame. J’achèterai un moulin, des prés, une ferme, et un mari par-dessus le marché.
– Ah ! bravo, ma petite Suzon ! Je ferai un conte avec ton histoire, et il aura du succès.
– Vous voyez donc bien que je serais folle de risquer tout le bonheur de ma vie uniquement pour voir de près le lit du roi et sa robe de chambre. Eh !… je les vois d’ailleurs… d’ici !
Bernis était devenu très grave. Il suivait son idée fixe qui était d’amener Suzon à déserter son poste.
– Ecoute, fit-il tout à coup. Tu raisonnes à merveille. Mais il faut absolument que tu contentes mon envie… je veux te voir chez moi, tant je t’aime… être bien sûr que tu es toute à moi…
Suzon secoua la tête…
– Viens chez moi, reprit brusquement Bernis, et tu y trouveras d’un coup ce qu’il te faut dix ans pour amasser ici… c’est-à-dire non pas quarante mille, mais soixante mille livres.
Suzon pâlit et jeta un profond regard sur Bernis.
– Parlez-vous sérieusement ? demanda-t-elle d’une voix rapide.
– Jamais je ne fus aussi sérieux que ce soir, dit Bernis froidement. J’ajouterai seulement qu’en ayant l’air de déserter, vous aurez peut-être
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