La Marquise de Pompadour
une atmosphère mortelle ; de hautes murailles noires où poussaient des mousses verdâtres, quelques étroites ouvertures dont les épais barreaux semblaient mettre une séparation suprême contre le monde des vivants et des malheureux qui gémissent dans ces cachots… voilà ce qu’on voyait…
Le pas monotone des sentinelles, le fric-frac sinistre d’un porte-clefs qui passe, le cri de ronde du sergent faisant une tournée… voilà ce qu’on entendait…
L’officier franchit une porte basse et monta un escalier tournant, aux marches de pierre à demi usées comme par des larmes, entre des murs où le salpêtre reluisait par places en brillants cristaux.
Au premier étage, il s’arrêta, donna un mot de passe à un factionnaire qui montait la garde devant une porte, frappa à cette porte et parlementa quelques instants avec le valet qui était venu ouvrir et qui rentra dans l’intérieur en faisant signe d’attendre.
Quelques instants plus tard, le comte du Barry et son compagnon étaient introduits dans un vaste cabinet sévèrement meublé, orné de vieilles tentures qui sentaient le moisi, et surtout de redoutables casiers qui portaient des numéros.
C’était bien là le cabinet d’un geôlier en chef.
Le gouverneur de la Bastille, vieillard au regard vitreux, entra, salua le comte avec une certaine déférence et coula vers l’étranger un mince regard qui fit frémir celui auquel il s’adressait.
– Quelles nouvelles, mon cher comte ? demanda le gouverneur. Car dans ce trou je ne vois rien, je n’entends rien, je ne sais rien… Ah ! vous êtes bien heureux, vous, de vivre à la cour !… Est-ce que mademoiselle de Châteauroux règne toujours sur le cœur de notre bien-aimé souverain ?
Le comte du Barry tressaillit.
L’homme silencieux regarda le gouverneur avec une profonde attention, et murmura :
– Si cet homme-là n’est pas un imbécile, c’est un être redoutable… A surveiller !…
– M lle de Châteauroux est morte, dit le comte du Barry, et si loin que vous viviez de la cour, vous ne me ferez pas croire…
– Bah !… dit flegmatiquement le gouverneur. D’honneur !… j’ignorais ! Ah ! elle est morte, cette pauvre Châteauroux !… Le ciel ait son âme !… Le grand Frédéric ne l’appellera plus Cotillon III.
Cette fois, l’homme silencieux se mordit les lèvres et du Barry devint livide.
– De quel grand Frédéric parlez-vous ? balbutia-t-il.
– Mais… de l’unique, de l’illustre, du triomphateur… de l’ami de M. de Voltaire… du roi de Prusse, enfin !… Mais laissons cela, et voyons ce qui me procure le trop rare plaisir de votre visite…
– Simplement ceci, dit le comte en se remettant.
En même temps, il sortait de sa poche un papier timbré du sceau royal qu’il tendit au gouverneur.
Celui-ci parcourut le papier, jeta un regard de surprise sur le compagnon de du Barry, et dit :
– Ordre du roi… je m’incline !… Je suis à votre disposition, monsieur…
– Monsieur Jacques, dit vivement du Barry en faisant un peu tard la présentation.
L’homme qui s’appelait de ce nom, peut-être un peu trop modeste, se leva, salua profondément et, d’une voix sans accent, une de ces voix qui semblent couler sans vouloir laisser d’impression, il prononça :
– Je vous remercie, monsieur le gouverneur… Je m’intéresse vivement à ce jeune homme… M. le comte a bien voulu se charger des démarches, et…
– Il suffit ! dit le gouverneur. Vous comprenez, cela m’est bien égal, à moi ! Du moment que vous m’apportez un ordre signé d’Argenson et contresigné Berryer, le reste ne me regarde pas !… Cependant, ce n’était vraiment pas la peine, alors, de me donner l’ordre de tenir ce… jeune homme… au secret le plus rigoureux… Je vais vous faire conduire…
Il appuya sur un timbre. Un valet parut.
– Faites-moi venir le porte-clefs n° 9, dit le gouverneur. Quelques minutes plus tard, le porte-clefs indiqué faisait son apparition dans le cabinet.
– Conduisez monsieur à la cellule du numéro… voyons… quel numéro, déjà ?…
Le gouverneur se leva, alla aux casiers, chercha un instant, puis, se retournant :
– Au numéro 214.
Comme on voit, ce gouverneur ne voulait connaître le nom ni de ses geôliers ni de ses prisonniers. Il avait coutume de dire que lui-même s’appelait le numéro 1. Pas de noms, à la Bastille ! Rien que des numéros !…
Le
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