La momie de la Butte-aux-cailles

s’exprimer, un homme épais et courtaud à l’allure belliqueuse, se débarrassa du carton lui encombrant les bras.
    — Je vous présente Nestor. Nestor, ces messieurs sont des amis d’Alexandrine. Tu vas en tomber à la renverse : elle s’est pendue !
    Nestor Belgrand se roula une cigarette et, courbé vers Adélaïde, lui souffla à l’oreille :
    — Gaffe ! C’est p’têt’ des roussins.
    — Qui est cet archange ? Un de vos consommateurs ?
    — Il a son rond de serviette et sa bouteille attitrés. C’est un fabricant de paradis, son atelier est tout près.
    — Je ne saisis pas un traître mot : un archange qui façonne des paradis, c’est un moine touché par la grâce ? questionna Joseph.
    — Ben mon gars, tu vas pas souvent à confesse ! T’as déjà mis les pieds dans une église ?
    — Fiche-lui donc la paix, ordonna Adélaïde en ramassant les pièces que Victor étalait devant elle. L’archange, il enseigne aux novices à forger ces effigies religieuses qui ornent les chapelles. C’est aussi un pêcheur invétéré, il est friand d’ablettes, dès qu’il s’évade du turbin il va lancer sa ligne à La Varenne. Merci de votre générosité, messieurs.
    — Et il se situe où, son paradis ?
    — Pose ta chique et fais la morte, Dèdèle, conseilla Nestor.
    — Au milieu de la rue Michal, facile à repérer. Victor et Joseph saluèrent.
    — T’inquiète, Nénesse, c’est des citoyens honnêtes. Les flics, y m’provoquent des crises d’urticaire. Et là, pas un bouton !
    Le décor était presque champêtre, des coins de campagne s’intercalaient entre les masures et les garnis où plusieurs pensionnaires partageaient le même lit. Une population démunie tentait de s’enraciner à ces ébauches de rues parsemées de lopins où l’été se côtoyaient coquelicots et blé. Misère et délinquance allant fréquemment de pair, Joseph goûtait peu la promenade et craignait un guet-apens. Victor, lui, projetait de photographier ce pourvoyeur de lait d’ânesse, ce marchand d’écouvillons, de brosses et de raclettes, ou cet affûteur de scies croisés au hasard des sentes bordées de guinguettes et d’épiceries-fruiteries.
    — À raccommoder les vieux seaux, les vieux soufflets, vieux parapluies ! brama un rétameur coiffé d’un béret troué au moment où ils embouquaient la rue Michal.
    Aux lisières d’une cour engorgée d’échafaudages, de sacs de plâtre et de quelques troncs d’arbres, un saint Nicolas et une sainte Rose de Lima, statues longilignes d’un blanc tirant sur le jaune, montaient la garde. Un panonceau était suspendu au-dessus d’un porche lézardé :
    MICHEL FORESTIER
    Statuaire mouleur
    Carton-pierre, stuc, plâtre, bois.
    Victor et Joseph bousculèrent deux adolescents qui déplaçaient d’une étagère vers une caisse des figurines de divers formats sous le contrôle d’un gaillard vautré sur une paillasse.
    — Bonjour, vous êtes le patron ? demanda Victor.
    L’homme se redressa. Si ses cheveux fournis et blonds le paraient d’une physionomie angélique, sa carrure d’athlète et son paletot maculé étaient plutôt ceux d’un débardeur. Il examina les visiteurs en redressant son menton imberbe.
    — C’est pour une commande ?
    — Non. On nous a dit de nous adresser à l’archange.
    — C’est ainsi qu’on me désigne.
    — Le bruit court que vous êtes pêcheur.
    Le gaillard daigna sourire.
    — Les archanges n’ont jamais pêché. Blague dans le coin, j’aime surveiller le bouchon pendant mes heures de liberté. Le reste du temps, je me démène et ce n’est pas d’écouter vos sornettes qui augmentera mes revenus.
    — Mme Lesueur nous a parlé de vous.
    — Ah oui ? En bien ?
    Il se tourna vers les apprentis.
    — Cessez de lambiner, les mômes, y a trois autres livraisons à préparer.
    Les gamins obtempérèrent en ricanant.
    — Armand, un peu plus de doigté, sinon tu finiras par bousiller la marchandise ! C’est qu’il faut les brider, ces garnements, j’en suis responsable. S’ils n’en fichent pas une ramée, le fabricant de Bon Dieu va renauder.
    Avisant les mines ahuries de Victor et Joseph, il précisa :
    — Le commanditaire. Celui qui vend les statues dans la boutique, à Saint-Sulpice, où je trime une partie de la semaine. Il m’expédie des moutards et me charge de leur apprendre à modeler. Quand la besogne est bouclée, ils l’emballent en prime. Alors,