La mort bleue
épanchement peu compatible avec ses fonctions, il sâapprocha pour poser le bout de ses doigts sur la carotide, juste sous la mâchoire. Ensuite, il remonta le drap de façon à couvrir le visage. Seuls les cheveux, un peu malpropres et collés au crâne, demeurèrent visibles.
Après une pause, il murmura en tendant la main :
â Ma sÅur, venez avec moi.
Elle le regarda un bref instant, surmonta son chagrin et se redressa sans accepter son aide. De retour dans le couloir, elle déclara à voix basse :
â Un ange!
Ce genre de constat mettait le médecin mal à lâaise. Il avait eu sous les yeux une jeune femme menue, jolie, dont tout lâêtre désirait survivre. « Une personne délicieusement incarnée, songea-t-il, pas un être céleste. » La religieuse continua dâailleurs sur un tout autre registre, après une pause.
â Elle a tout supporté sans une plainte. En quoi sa mort, survenue si jeune, peut-elle servir Dieu?
Le doute le mit encore plus mal à lâaise que la foi naïve. Le médecin refusa de sâengager sur ce terrain. Jusque-là , aucune mort, prématurée ou non, ne lui avait paru obéir à un plan divin. Celle-là moins que toutes les autres.
Sa compagne aspira profondément, ferma les yeux un instant, le temps de retrouver sa contenance, puis ajouta :
â Ce départ touchera durement mes compagnes. Les plus jeunes de nos sÅurs deviennent un peu nos filles. Déjà , elles ne suffisent plus à la tâche, à cause des absentes. Lâeffet sur leur moralâ¦
â Il faudra pourtant trouver le moyen de leur donner un peu de repos. Non seulement la fatigue les rend plus vulnérables à la contagion, mais les complicationsâ¦
Elle marqua une nouvelle pause, plus longue, avant de répliquer :
â Je vous remercie sincèrement, docteur Hamelin. Pour vos bons soins, votre sollicitude⦠et votre amitié.
â Vous mâhonorez de la vôtre, ma sÅur.
â ⦠Maintenant, si vous voulez mâexcuser, je dois mâoccuper de cet angelot.
Lâhomme sâéloigna dâun pas las après un salut de la tête.
* * *
Le dernier décès souleva une indignation nouvelle chez le docteur Hamelin, au point de lâamener à une nouvelle visite dans les bureaux du Quebec Chronicle . Peut-être le rédacteur protestant conçut-il une sympathie particulière pour la petite religieuse catholique décédée. Toujours est-il que le lundi suivant, un éditorial bien tassé fustigeait lâinaction des autorités municipales. Le gratte-papier se donna même la peine de pousser son enquête du côté du port et dans les hôpitaux de la ville. Cela lui permit de soutenir quâau bas mot, deux cent quarante marins affectés par la grippe avaient mis les pieds sur la rive, et que neuf personnes étaient décédées des complications liées à celle-ci.
Demeurer encore dans lâexpectative devenait ridicule. Au cours de lâaprès-midi du 30 septembre, le docteur Paquin dressa une liste des précautions à prendre afin de limiter la contagion, tout en insistant sur le fait quâil sâagissait dâinfluenza « ordinaire ». Ce diagnostic, tout comme les invitations à la prudence, seraient repris dans les journaux du lendemain matin.
* * *
à six heures du matin, la petite maison de la rue Dorion était agitée dâune sorte de branle-bas de combat silencieux. Madame Caron, une personne imposante et sérieuse, sonnait avec entêtement. Charles Hamelin se dépêcha dâouvrir, désireux de préserver le sommeil de ses enfants, puis commença :
â Câest si gentil à vous, belle-maman. Nous serons absents tous les deux et je préfère garder les enfants hors de lâécole pendant quelques jours encore.
â La maladie a touché le monastère des ursulines?
â Pas encore, mais les absences se multiplient chez les frères. Pensez donc, des classes entières sont allées défiler dans le hall de lâAcadémie commerciale, dans un lieu infesté.
â Quelle horreur, semer une inquiétude morbide chez de tout jeunes enfants. Ces maîtres sont des brutes.
Le médecin jugea inutile de dire quâil partageait entièrement cet avis. La dame chassa ses idées
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