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La mort bleue

La mort bleue

Titel: La mort bleue Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Pierre Charland
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plupart de ces hommes vivent seuls. En réalité, ils auraient eu bien du mal à s’occuper d’eux-mêmes, une fois atteints par la maladie. À la faveur de la guerre, de nombreux travailleurs se sont logés dans des maisons de chambres, ils prenaient leur repas dans des cantines maintenant fermées à cause de la quarantaine. Nous sommes en mesure de leur offrir un lit, un espace aéré et une alimentation saine. Surtout, si leur situation se complique, nous les enverrons à l’hôpital.
    L’homme marqua une pause en regardant un individu d’une quarantaine d’années, puis enchaîna, un ton plus bas :
    â€” Certaines situations sont plus touchantes : des chefs de famille décident de venir ici plutôt que de rentrer à la maison, de peur de contaminer leurs proches.
    Dans une ville sensibilisée à la dangerosité de la contagion, ce genre de comportement devait se répéter avec régularité. Ils quittèrent la pièce pour passer dans la classe suivante, celle-là occupée par des femmes.
    â€” Il y a aussi une autre situation navrante : au premier raclement de gorge, au premier reniflement, les domestiques sont congédiées sur-le-champ, souvent sans aucun sou en poche. Encore une fois, la crainte de la contagion inspire ce comportement, les familles tentent de se protéger ainsi. Comme ces jeunes filles viennent pour la plupart de la campagne, elles n’ont aucun parent dans cette ville. Nous les recevons ici.
    Ã‰lise remarqua que les occupantes de la pièce avaient toutes entre quinze et vingt ans. Elles affichaient un air inquiet, parfois angoissé.
    â€” Pensez-vous que ces précautions devraient être reprises à Québec?
    â€” Je ne le sais pas avec certitude. Au moins, les gens rassemblés ici ne répandent pas leurs germes dans les rues. Juste pour cela, nos efforts sont sans doute justifiés. Pour le reste… à la grâce de Dieu.
    Le pasteur protestant, debout un peu à l’écart, approuva d’un signe de tête. Le docteur Jones s’interrompit, puis reprit, un ton plus bas :
    â€” Je dois retourner au travail.
    â€” Merci encore de votre générosité.
    â€” Je peux tout de même vous conduire à la gare.
    â€” Mon train partira plus tard dans la journée. Malgré le ciel maussade, je préfère marcher un peu.
    Sur le seuil du Sherbrooke High School, ils se séparèrent après une poignée de main. Élise fit le geste de retirer son masque pour le lui rendre.
    â€” Gardez-le. Croyez-moi, c’est plus prudent.
    Ã€ pas lents, elle retrouva la rue King pour en suivre le cours en direction de la rivière Saint-François. En croisant les rares passants, elle constata que ceux-ci s’écartaient un peu de son chemin, répondaient à son salut d’un geste de la tête avec un instant de retard. Elle s’arrêta dans l’un des rares restaurants encore ouverts, au coin de Wellington, sourit tristement à la lecture d’un petit écriteau soigneusement calligraphié: « Toutes nos tables ne reçoivent qu’une personne, tout le personnel porte des gants et un masque. »
    Malgré ces précautions, que cet endroit demeure encore ouvert devait faire rager le médecin hygiéniste de la Ville. D’un autre côté, comment fermer tous les endroits où un visiteur pouvait prendre un repas? Certains services demeuraient essentiels. La jeune femme s’installa près d’une fenêtre, seule cliente en ces lieux. L’affichette disait vrai : non seulement la serveuse travaillait la bouche et le nez couverts d’une pièce de coton, mais elle posa les aliments en se tenant le plus loin possible de la table.
    â€” Les affaires sont ralenties, remarqua Élise.
    â€” L’heure du dîner est passée depuis longtemps, celle du souper viendra bien plus tard.
    Quelque chose dans le ton suggérait à la visiteuse de s’en tenir aux usages, la prochaine fois, plutôt que de venir interrompre le repos d’une honnête travailleuse en après-midi. Son masque toujours accroché à une oreille, Élise mastiqua lentement la pièce de viande, les yeux sur le trottoir désert, puis laissa les pièces de monnaie près de l’assiette au moment de partir. L’employée semblait déterminée à réduire

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