La mort bleue
plupart de ces hommes vivent seuls. En réalité, ils auraient eu bien du mal à sâoccuper dâeux-mêmes, une fois atteints par la maladie. à la faveur de la guerre, de nombreux travailleurs se sont logés dans des maisons de chambres, ils prenaient leur repas dans des cantines maintenant fermées à cause de la quarantaine. Nous sommes en mesure de leur offrir un lit, un espace aéré et une alimentation saine. Surtout, si leur situation se complique, nous les enverrons à lâhôpital.
Lâhomme marqua une pause en regardant un individu dâune quarantaine dâannées, puis enchaîna, un ton plus bas :
â Certaines situations sont plus touchantes : des chefs de famille décident de venir ici plutôt que de rentrer à la maison, de peur de contaminer leurs proches.
Dans une ville sensibilisée à la dangerosité de la contagion, ce genre de comportement devait se répéter avec régularité. Ils quittèrent la pièce pour passer dans la classe suivante, celle-là occupée par des femmes.
â Il y a aussi une autre situation navrante : au premier raclement de gorge, au premier reniflement, les domestiques sont congédiées sur-le-champ, souvent sans aucun sou en poche. Encore une fois, la crainte de la contagion inspire ce comportement, les familles tentent de se protéger ainsi. Comme ces jeunes filles viennent pour la plupart de la campagne, elles nâont aucun parent dans cette ville. Nous les recevons ici.
Ãlise remarqua que les occupantes de la pièce avaient toutes entre quinze et vingt ans. Elles affichaient un air inquiet, parfois angoissé.
â Pensez-vous que ces précautions devraient être reprises à Québec?
â Je ne le sais pas avec certitude. Au moins, les gens rassemblés ici ne répandent pas leurs germes dans les rues. Juste pour cela, nos efforts sont sans doute justifiés. Pour le reste⦠à la grâce de Dieu.
Le pasteur protestant, debout un peu à lâécart, approuva dâun signe de tête. Le docteur Jones sâinterrompit, puis reprit, un ton plus bas :
â Je dois retourner au travail.
â Merci encore de votre générosité.
â Je peux tout de même vous conduire à la gare.
â Mon train partira plus tard dans la journée. Malgré le ciel maussade, je préfère marcher un peu.
Sur le seuil du Sherbrooke High School, ils se séparèrent après une poignée de main. Ãlise fit le geste de retirer son masque pour le lui rendre.
â Gardez-le. Croyez-moi, câest plus prudent.
à pas lents, elle retrouva la rue King pour en suivre le cours en direction de la rivière Saint-François. En croisant les rares passants, elle constata que ceux-ci sâécartaient un peu de son chemin, répondaient à son salut dâun geste de la tête avec un instant de retard. Elle sâarrêta dans lâun des rares restaurants encore ouverts, au coin de Wellington, sourit tristement à la lecture dâun petit écriteau soigneusement calligraphié: « Toutes nos tables ne reçoivent quâune personne, tout le personnel porte des gants et un masque. »
Malgré ces précautions, que cet endroit demeure encore ouvert devait faire rager le médecin hygiéniste de la Ville. Dâun autre côté, comment fermer tous les endroits où un visiteur pouvait prendre un repas? Certains services demeuraient essentiels. La jeune femme sâinstalla près dâune fenêtre, seule cliente en ces lieux. Lâaffichette disait vrai : non seulement la serveuse travaillait la bouche et le nez couverts dâune pièce de coton, mais elle posa les aliments en se tenant le plus loin possible de la table.
â Les affaires sont ralenties, remarqua Ãlise.
â Lâheure du dîner est passée depuis longtemps, celle du souper viendra bien plus tard.
Quelque chose dans le ton suggérait à la visiteuse de sâen tenir aux usages, la prochaine fois, plutôt que de venir interrompre le repos dâune honnête travailleuse en après-midi. Son masque toujours accroché à une oreille, Ãlise mastiqua lentement la pièce de viande, les yeux sur le trottoir désert, puis laissa les pièces de monnaie près de lâassiette au moment de partir. Lâemployée semblait déterminée à réduire
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