La mort de Pierre Curie

était devenu incontournable, mais seulement d’un strict point de vue scientifique. C’est-à-dire qu’il constituait un obstacle sur la route de maints collègues moins doués. En matière de politique, il était nul, au point de ne même pas imaginer qu’il y eût quelque chose qui s’appelât la politique, cette reine des carrières républicaines.
    « Quand il a enfin été élu, à sa seconde tentative, à l’Académie des sciences, il a dépassé les bornes. On ne pouvait pas ne pas l’élire, mais on l’a élu la rage au cœur. Pour une fois, à Paris, le mérite pur et simple l’a emporté sur les combines et les intrigues. Tous les combinards, tous les intrigants ont découvert à cette occasion ce qu’ils étaient vraiment, des nullités. Alors, vous pensez bien qu’ils ne portaient pas Pierre Curie dans leur cœur. Il constituait un reproche vivant. Il était l’homme de l’étranger, tout d’abord parce qu’il avait épousé une étrangère et l’avait introduite dans le monde universitaire français, et ensuite parce que l’un et l’autre, ignorés et méprisés à Paris, avaient fini par être consacrés à Stockholm. Non mais, vous vous rendez compte ! Des Lapons viennent faire la leçon à des Parisiens !
    — De là à l’assassiner, il y a tout de même un monde.
    — Juste. La plupart de ses collègues sont bien trop lâches pour prendre une telle décision. Mais certains le sont tellement qu’ils peuvent en perdre la raison.
    — Mais qui ?
    — La personne qui peut le mieux répondre est André Lebirne, le principal collaborateur des Curie. Comme Marie est partie en vacances, il assure la direction du laboratoire. Vous devriez certainement le trouver rue Cuvier.
    C’était un congé poli mais ferme. Au moment où Raoul quittait le salon, Marguerite le retint un instant par la main :
    — J’y pense maintenant. Lebirne et Langevin se détestent et ils l’ont manifesté bruyamment lors de disputes en public. Cela doit signifier quelque chose. À vous de le découvrir. Mais faites-le pour l’amour de Marie, pour la protéger ! Il faut la prévenir. Elle se repose dans un endroit qu’elle désire tenir secret. Je suis la seule à le connaître. Voici l’adresse sur ce bout de papier. Je ne vous ai rien dit. Si vous la rencontrez, il faut qu’elle croie que c’est le hasard qui vous a mené vers elle.
     
    Raoul trouva André Lebirne tout bonnement assis à la place de Marie Curie, dans son petit bureau. Celui-ci parut embarrassé et expliqua, comme pour s’excuser, que les locaux mis à leur disposition par la faculté des sciences étaient à ce point exigus qu’il ne disposait lui-même que d’un coin de table dans le laboratoire pour y travailler. C’était un personnage négligeable, muni d’un embryon falot de barbe, qui semblait ne pousser qu’à contrecœur, faute d’être engraissé par un flux suffisant d’hormones. Ses yeux étaient fuyants comme ceux d’un mâle dominé dans une meute de loups.
    Il était le perpétuel second de patrons plus brillants que lui. Son seul espoir de promotion résidait dans l’éventuelle possibilité de leur succéder. Il était l’héritier en puissance, mais rien de plus jusqu’à ce que l’héritage se matérialise. Un air de résignation imprégnait son visage ingrat. Il portait un cache-poussière de coton gris, assorti à son caractère. La blouse de Marie pendait en évidence à une patère. Elle était noire, comme il convenait à une femme qui avait fait son deuil de toute chose ou qui continuait à le feindre.
    Les locaux étaient sinistres, la peinture des murs écaillée, les meubles grossiers, les fenêtres étroites et sales, les portes branlantes. Il devait y avoir un siècle de poussière accumulée au sommet de la seule armoire de la pièce, dont les portes vitrées dévoilaient des rangées de dossiers aux couvertures fatiguées. Ici, la République économisait jusqu’au dernier sou. Dans ses ministères, ses palais, ses préfectures, elle entretenait avec soin les dorures de l’Ancien Régime pour proclamer son pouvoir. Ici on ne s’occupait que du savoir, cette activité accessoire pour le pouvoir. Les savants recevaient, comme les artistes et les prêtres, la portion congrue réservée à ceux qui œuvrent, et tout le bénéfice était attribué à ceux qui ont l’habitude du privilège.
    Raoul engagea des préliminaires diplomatiques. Il n’annonça pas la nature exacte de sa