La mort de Pierre Curie
taille moyenne, aux cheveux ébouriffés, avec une grosse moustache, vêtu d’une chemise de propreté douteuse, d’un pantalon de toile et d’un gilet, l’air non seulement renfrogné mais carrément rogue. Il était accompagné d’une femme qui pouponnait un bébé dans un landau et d’un jeune garçon qui devait avoir six ans.
Sur la table, le petit déjeuner consistait en une miche de pain quasiment noir, un quartier de lard, un morceau de fromage, une grande cafetière, un pot de lait qui fumait et sur lequel une peau s’était formée, un beurrier généreux et un sucrier avare. La tête penchée, l’homme mangeait en fixant son assiette sur laquelle se trouvait une large tranche de lard, qu’il disséquait avec application. Le petit garçon dévorait une tranche de pain beurré qu’il trempait dans un bol de lait. La femme ne mangeait pas, mais elle donnait le biberon au bébé. Non seulement, ces personnages ne parlaient pas entre eux, mais ils n’adressèrent pas le moindre salut à Raoul et Arsène quand ils entrèrent dans la salle.
Arsène s’activa pour servir café et lait, couper le pain et le lard. L’inconnu leva la tête et jeta un regard oblique avec un air de surprise, mélangée de désapprobation. Il devait être dans l’incapacité de se payer un domestique et encore moins d’admettre que les autres le pussent. Raoul le reconnut alors. Il l’avait vu pour la première fois à Genève, en juillet 1909, lors d’une séance académique à l’université, où ce personnage avait reçu le doctorat honoris causa en même temps que Marie Curie. Raoul représentait le président de la République française à cette cérémonie, où un professeur français était également honoré. Placé au premier rang, il avait eu tout le temps de dévisager Albert Einstein et de mémoriser ses traits, d’autant plus que le nouveau docteur débarquait coiffé d’un chapeau de paille et vêtu d’un costume fripé, dans un cortège haut en couleur composé de professeurs qui, eux, portaient toges, chapeaux, robes et capes. Ils étaient précédés de massiers, accueillis par des trompettes thébaines. Au milieu de ce cortège académique, Einstein ressemblait à un clown.
Raoul n’eut guère le temps de se demander pourquoi ce savant contesté et déjà célèbre se trouvait dans cette modeste auberge, car Marie Curie fit son entrée, accompagnée de ses filles Irène et Ève, ainsi que d’une jeune femme qui devait sans doute servir de gouvernante aux deux enfants. Marie salua d’abord la femme d’Einstein en l’appelant par son prénom, Mileva. Le garçon s’appelait Hans Albert : Marie se pencha vers lui pour l’embrasser. Ses deux filles adressèrent une révérence à Mileva. Albert Einstein s’était levé, son visage avait perdu sa crispation et il souriait franchement. Il saisit la main de Marie et la secoua avec vigueur.
À ce moment, Ève Curie, qui devait avoir environ six ans, reconnut Raoul et se précipita vers lui pour l’embrasser, ainsi qu’elle le faisait à Paris, lorsqu’il fréquentait le boulevard Kellermann ou le pavillon de Sceaux. Irène ne bougea pas et lança un regard soupçonneux à ce monsieur, dont elle avait sans doute oublié l’existence, si elle l’avait jamais remarquée. Marie se retourna : elle fit une moue de surprise, qui, sans être le signe d’une contrariété, ne manifestait pas pour autant une joie exubérante. Raoul se leva, se dirigea vers elle et s’inclina. Elle se dégela et dit :
— Albert, je vous présente M. Raoul Thibaut de Mézières, un physicien français, ancien élève de Pierre, qui est actuellement au service du président de la République.
Raoul salua Albert Einstein en allemand. Le visage de celui-ci s’éclaira tout à fait. Il invita Raoul à se rapprocher du groupe. Et c’est ainsi que Raoul prit un petit déjeuner à la mode des Grisons en compagnie de ces deux savants illustres. Arsène eut le réflexe habile de servir indistinctement tout le monde. Les enfants bavardaient. L’atmosphère devint amicale. Mileva Einstein, elle, demeura dans son coin, à nourrir interminablement le poupon, sans se mêler à la conversation.
Celle-ci roula d’abord sur le langage étrange que parlait la population, qui ne se sentait manifestement pas à l’aise quand elle devait pratiquer l’allemand. Einstein, le seul Suisse de l’assemblée, mentionna l’existence d’une quatrième langue nationale, le
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