La mort de Pierre Curie

charges électriques sur les faces du cristal.
    — C’est de la petite physique amusante pour lycéens cela, mais qu’est-ce que cela vient faire dans l’affaire Curie ?
    — Voilà, j’y viens. Un groupe de travail de l’armée, piloté par le commandant Ferrié et le député Painlevé, grand mathématicien par ailleurs, s’efforce de détecter un sous-marin, invisible par définition, en décelant le bruit, c’est-à-dire la variation de la pression de l’eau, qu’il produit avec son moteur. Si ces recherches aboutissent, l’Allemagne, qui s’équipe énormément en sous-marins, sera neutralisée sur mer. En effet sa flotte de surface ne peut pas affronter les marines britannique et française conjuguées, bien plus fortes. Or, après la mort de Pierre Curie, le plus grand spécialiste français de la piézoélectricité est précisément Paul Langevin.
    « Les éventuelles amours de Curie et Langevin ne sont qu’un entrefilet dans la chronique mondaine et dissimulent peut-être une véritable affaire d’espionnage. Ils ne sont peut-être pas amants, mais complices. Je n’accuse pas nos deux savants d’espionnage, j’ai trop d’estime et d’amitié pour eux mais, dans le cadre d’une enquête, je dois envisager toutes les hypothèses. Ce que j’ai découvert comporte beaucoup de coïncidences. Trop à mon goût, pour ne pas dissimuler quelque chose que nous ignorons.
    Fallières fit une autre grimace, puis il joignit les mains sur sa bedaine, ferma à moitié les yeux et se mit à réfléchir. Raoul respecta ce silence qui dura assez longtemps pour qu’il s’en inquiète. Est-ce que Fallières n’était pas en train de s’endormir, comme cela lui arrivait parfois, spécialement aux moments de tension ?
    — Jeuneume, finit-il par dire, avez-vous des indices précis d’une transmission d’informations relevant de la défense nationale entre Marie Curie et l’Allemagne ? Ou entre Langevin et l’espionnage allemand ?
    — J’ai naturellement demandé à la préfecture de police de surveiller la correspondance des deux intéressés, par la poste, par pneumatique ou par téléphone. Tout est systématiquement ouvert, photographié, vérifié pour découvrir des encres sympathiques ou des codes cryptographiques. Rien jusqu’à présent. La correspondance entre les deux savants est celle de deux amants. Mais Marie a rencontré en Suisse, terrain neutre, un savant d’origine allemande. Si elle avait été porteuse de documents ou même si elle avait connu des secrets militaires par sa relation avec Langevin, ç’aurait été un jeu d’enfant pour elle de les transmettre à cette occasion.
    — Vous allez sans doute ajouter que cet Albert Einstein est juif.
    — Oui, je vous rappelle que vous m’avez déjà posé la question en juillet. Quant à Marie Curie, la situation est encore plus curieuse. J’ai visité l’église de sa paroisse. La page du registre des baptêmes correspondant à sa date de naissance a été découpée, très proprement, quelques jours avant ma venue par un autre visiteur français. Je me suis accroché. J’ai fouillé d’autres registres pour découvrir une trace des baptêmes de ses sœurs, Sofia, Bronia, Helena et de son frère Jozef. Bien que la famille Sklodowski n’ait pas cessé de déménager et de séjourner dans plusieurs paroisses, les feuilles des registres correspondant aux dates de naissance ont été soigneusement détachées. Il en est de même pour la naissance de ses parents.
    « Le travail a été fait très soigneusement. Il n’est pas possible de prouver que Marie n’est pas juive.
    — Mais si les certificats de ces baptêmes ont été détruits et s’il reste des preuves de ces destructions, cela prouve au contraire qu’ils existaient puisqu’on a pris la peine de les faire disparaître.
    — C’est une hypothèse, monsieur le président. Il en est une autre qui mène à la conclusion opposée. Marie Curie pourrait bien être juive, mais ce fait a été dissimulé dès l’origine. Sa mère, par exemple, connue pour être un véritable pilier d’église témoignant d’une piété très démonstrative. Comme les Juifs sont persécutés et même massacrés régulièrement en Pologne, les plus intelligents d’entre eux évitent de s’afficher et feignent d’être catholiques. Ils ne vont cependant pas jusqu’à faire baptiser leurs enfants, car ce serait une abjuration insupportable. Peut-être que les feuilles des