La mort de Pierre Curie
fond de ses poches comme pour mieux signifier à quel point il se trouvait à son aise. Il était le maître de la plus vieille université d’Europe, campant sur les lieux mêmes où elle avait été créée en 1257. La République passerait comme le Royaume et l’Empire, la Sorbonne resterait. Le président Fallières émettait une requête incohérente. D’une voix sourde, il répondit :
— Monsieur Thibaut, nous sommes en un lieu où ne se peuvent prendre que des décisions rationnelles. De deux choses l’une. Ou bien ces lettres n’existent pas et nous n’avons pas à nous préoccuper de vaines menaces. Ou bien elles existent. Je conçois alors que les intéressés ne souhaitent pas qu’elles soient publiées. Encore faudrait-il qu’ils s’inquiètent de la façon dont ces documents leur ont été soustraits. Quelle négligence ! Quelle naïveté ! Quelle inconscience ! Sont-ce des adolescents dont les parents confisquent la correspondance ? Si ces lettres sont entre les mains de la presse, c’est qu’au moins un des deux intéressés les a volontairement diffusées. Que l’on vole la moitié d’une correspondance, cela peut se concevoir. Pas les deux.
Raoul resta sans voix. Appell l’avait précédé dans une réflexion qu’il aurait dû mener lui-même jusqu’à cette conclusion inévitable. Il se promit d’éclaircir ce point crucial, mais il revint d’abord à la charge.
— Supposons un instant que ces lettres existent et qu’elles puissent parvenir entre les mains de la presse. M. le président de la République suggère que vous organisiez une rencontre dans le cabinet du préfet de police avec l’avocat de Mme Langevin afin de le convaincre que cette publication nuit à sa cliente, lui fait perdre définitivement son mari, est préjudiciable aux intérêts supérieurs de la France.
— Vous voulez dire de la République. La France se portera d’autant mieux que l’Université sera purgée d’un élément indésirable. Vous oubliez que moi-même je me suis engagé pour la nomination de Mme Curie comme professeur, que ce fut la première femme à accéder à ce poste et qu’elle vient non seulement de s’en montrer indigne à titre personnel, mais qu’elle nuit à la cause de toutes les femmes qui auraient pu prétendre à un tel honneur. Elle s’est déshonorée et elle a déconsidéré tout son sexe. Elle m’a mis dans une situation impossible. Plus vite elle se retrouvera dans les steppes de l’Asie centrale, mieux cela vaudra. J’espère que le gouvernement russe l’expédiera à Vladivostok où elle pourra se livrer en toute impunité à ses expériences physiques et amoureuses.
Il se rassit au fond de son fauteuil, fixa Raoul d’un air indigné et conclut d’une voix forte :
— Aussi longtemps que je serai dans ce fauteuil, plus aucune femme ne sera nommée professeur. Je demanderai à tous les professeurs d’exercer la plus grande rigueur à l’égard des malheureuses qui oseraient encore s’inscrire comme étudiantes dans notre université. Je préviendrai mes collègues, les doyens de province, d’en user de même. Les candidatures de femmes à un doctorat seront refusées d’office. Cette dame Sklodowska a sali le nom de Pierre Curie : nous ne le lui pardonnerons jamais. Je redoute d’ailleurs qu’elle n’ait fait beaucoup plus grave.
— Quoi donc ?
— Je me comprends. Désormais toutes les hypothèses doivent être envisagées, même les plus folles. Car nous avons affaire à une folle. Il faut l’être pour remettre en cause la conservation de l’énergie et la nature même de l’atome, qui est indivisible comme l’indique son nom.
Les lettres existaient bien. Ce fut L’Œuvre, feuille à ragots, qui en publia de larges extraits le 23 novembre. De Paul à Marie :
Hier, dans ma chambre, j’ai eu de nouveau une explication depuis onze heures jusqu’à quatre heures du matin. Sans être encore au but, j’ai pu avancer, puisque ma femme a affirmé qu’elle retirait ses menaces et me laissait libre de choisir entre elle et toi. Sans consentir encore à rendre la lettre volée, elle s’est déclarée prête à jurer qu’elle n’en ferait pas un usage public. Je t’embrasse tendrement en attendant demain.
De Marie a Paul :
Nous sommes liés par une affection profonde que nous ne devons pas laisser détruire. Que ne pourrait-on tirer de ce sentiment instinctif et si spontané et pourtant si conforme à
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