La mort de Pierre Curie
Journal à Marie qui rédigea aussitôt une déclaration très sèche : elle était à Bruxelles pour un colloque scientifique et son adresse était bien connue de son laboratoire, avec lequel elle était régulièrement en correspondance. Les rumeurs concernant sa vie privée relevaient de la « folie pure ». Le Temps publia le démenti : la fuite présumée à Bruxelles du couple coupable était « pure invention » et leur séjour dans la capitale belge avait une raison strictement professionnelle. Le journaliste Hauser, confondu par les faits allégués, adressa une lettre d’excuses à Marie que celle-ci fit publier dans Le Temps.
C’était le dernier moment pour éteindre l’incendie. Rappelé par Fallières, Raoul rentra d’urgence à Paris. Il prit contact avec Jean Dupuy, président du syndicat de la presse parisienne, qui téléphona aux directeurs des journaux pour leur demander de censurer toute allusion à la vie privée des deux savants. Léon Daudet prit un malin plaisir, non seulement à ne pas se plier à cette consigne, mais aussi à faire remarquer que l’avocat Raymond Poincaré, futur président du Conseil, conseiller des deux amants, l’était également de ce syndicat de la presse. Il laissa entendre que des lettres compromettantes étaient entre les mains de Mme Langevin qui comptait en faire usage en temps opportun.
Raoul demanda alors, au nom de l’Élysée, que la Sorbonne intervienne. Le doyen de la faculté des sciences, Paul Appell, le père de Marguerite Borel, accepta de le recevoir. L’entretien fut glacial.
Appell reçut Raoul, assis à son bureau, sans se lever. Il prit la main qui lui était offerte avec une lenteur étudiée et la serra sans chaleur.
— M. le président de la République me charge d’une mission délicate, qui doit rester confidentielle. Il souhaite, j’insiste sur la nuance car il n’a pas d’ordre à donner, il souhaite que la Sorbonne prenne les mesures qui s’imposent pour que le scandale soulevé par la presse au sujet de deux professeurs éminents s’éteigne.
— Monsieur Thibaut, je n’ai pas attendu ce message pour agir. J’ai déjà convoqué Mme Curie pour lui suggérer de démissionner et de retourner dans son pays d’origine, qu’elle n’aurait jamais dû quitter. J’ai donc fait ce qu’il fallait pour rétablir la dignité de la Sorbonne.
Raoul demeura sans voix. Il connaissait bien Paul Appell, il l’avait rencontré jadis boulevard Kellermann chez les Curie, dans leurs réunions entre scientifiques, qui étaient l’opposé de ces salons littéraires et politiques auxquels Raoul était accoutumé. Il en avait gardé le souvenir d’un homme chaleureux, intelligent, dénué de préjugés. Ils avaient dîné ensemble plusieurs fois chez les Borel à l’École normale. Appell avait soutenu sans réserve la candidature de Marie à l’Académie des sciences. Raoul espérait rencontrer un allié, il rencontrait un adversaire. Il parvint à rassembler ses idées et à émettre un argument :
— La France y perdrait un grand savant.
Il se rendit compte en articulant sa phrase que la langue française ne connaissait pas de féminin au substantif savant, bien que la forme existât pour l’adjectif. Que des femmes feignent d’être savantes, c’était une telle imposture que Molière pouvait la tourner en ridicule. Mais utiliser le substantif revenait à établir que cela correspondait à la réalité. Appell se glissa dans la faille sémantique :
— La France regagnera Paul Langevin, au contraire. Après ce qui vient de se passer, si Marie Curie reste à Paris et s’il entretient bien cette relation avec elle, il n’a plus d’autre choix maintenant que de provoquer en duel ceux qui injurient sa maîtresse. Un professeur a d’autres chats à fouetter que de risquer sa vie pour une femme. Puis-je vous rappeler que la Sorbonne a perdu un de ses plus brillants espoir, Évariste Galois, inventeur de la théorie des groupes, tué en duel à l’âge de vingt et un ans ? Je ne remplirais pas mon devoir si je ne défendais pas le professeur Langevin.
— Le professeur Langevin ne sera pas obligé de se battre si la correspondance entre lui et Marie Curie est séquestrée. Telle est la demande du président de la République, soucieux de l’honneur de la Sorbonne et de l’ordre public.
Paul Appell se leva et alla se planter devant la fenêtre en tournant le dos à Raoul et en enfonçant ses deux mains au
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