La mort de Pierre Curie
inspecteurs en civil pour les encadrer. Ne confondons pas flic qui braille et flaque qui brille.
— Bien vu, Champigny. Il n’y a pas grand monde à Sceaux qui lise ces canards et personne qui dispose du loisir pour manifester au lieu de travailler. Ce que nous avons vu ce matin coïncide avec une autre découverte que j’ai faite en discutant avec Appell. D’où sortent ces lettres de Langevin et de Mme Curie ?
— On dit dans les journaux que Mme Langevin les a trouvées dans le bureau de son mari.
— Première invraisemblance. Langevin a quitté le domicile conjugal. Il s’est loué une garçonnière rue du Banquier. Il ne retourne que rarement à Fontenay-aux-Roses pour voir ses enfants et se disputer de nuit avec sa femme, afin d’obtenir un divorce. Il profiterait de ces passages au domicile conjugal pour y laisser des lettres compromettantes à la disposition de sa femme. C’est complètement absurde !
— Celle-ci dit qu’elle s’en est emparée en faisant forcer par son frère un tiroir du bureau de son mari.
— Fable grossière. Si Langevin reçoit des lettres de Marie Curie, c’est rue du Banquier. Il peut les y garder en toute sécurité, bien plus que s’il les enferme au domicile conjugal.
— Quand un type est dans cet état, patron, il perd les pédales et accumule les gaffes. Il a confondu lettre qu’on pétrit et contrepèterie.
Pour une fois, Arsène déclencha un sourire chez Raoul, ébloui par la virtuosité langagière de son acolyte. Son métier, à lui Raoul, était-il autre chose qu’un débat incessant entre des objets et des faits confondus dans les discours contradictoires de témoins incertains ? Il revint à la charge :
— Admettons que Langevin commette cette erreur. Cela pourrait expliquer que sa femme entre en possession des lettres que Marie Curie a adressé à Paul, mais pas des lettres qu’il a lui-même adressées à Marie. Cette dernière détient forcément celles-ci. Comment sont-elles tombées entre les mains de la presse ?
— Les journalistes se sont posé la question. D’après ce qu’ils disent, Mme Langevin a découvert, dans le bureau de son mari, à la fois les lettres reçues de Marie et copie des lettres que Paul Langevin a adressées à Marie.
— Tu y crois ?
— Non. Un amoureux transi écrit d’une traite. Il n’y a pas de copie de ce genre de lettres.
— Alors quelles sont les autres solutions ?
— Il y en a une seule, Marie Curie a transmis toute la correspondance à Jeanne Langevin, les lettres reçues de son amant et des copies de ses propres lettres effectuées à dessein.
— Dans quel dessein ?
— De créer une rupture définitive. De donner des preuves à Mme Langevin pour que celle-ci obtienne un divorce à son avantage et qu’elle abandonne Langevin à Marie. Tel est bien le problème : où les mettre, mes lettres ?
Raoul retourna un instant cette hypothèse sous toutes ses faces. Elle lui déplaisait parce qu’elle signifiait une telle duplicité de la part de Marie que celle-ci devenait suspecte de tout, y compris de trahison au bénéfice de l’Allemagne. Si elle avait commis ce genre de perfidie, sans en parler à Paul Langevin bien entendu, cela signifiait qu’elle le manipulait comme un pantin, qu’elle voulait devenir sa femme et, sans doute, qu’elle était moins intéressée par ce bellâtre mou que par ses travaux sur la détection des sous-marins. Un abîme s’ouvrait devant Raoul : il risquait d’y précipiter Marie. Il chercha désespérément une parade.
— Écoute, Champigny. Pour en avoir le cœur net, il faut retrouver les originaux de ces lettres. Celles provenant de Paul Langevin sont probablement dans le pavillon de Marie à Sceaux, où il n’y a plus personne. Tu pourras fouiller à loisir et photographier les documents que tu y trouves. Ce matin, Marie Curie était affolée et elle n’a pas pu les emporter. De même, les lettres de Marie sont vraisemblablement dans la garçonnière de Langevin, rue du Banquier. Même boulot pour toi, d’autant plus facile que le concierge est un vieux brave de la police, qui t’ouvrira la porte de l’appartement. Si tu les y trouves, cela signifie qu ’elles n’ont jamais été à Fontenay-aux-Roses. D’a illeurs, une fois que l’on disposera des originaux on pourra aussi vérifier ce que ces lettres disent vraiment. En supprimant des passages, en les intervertissant, en ajoutant éventuellement quelques mots, les
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