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La mort de Pierre Curie

La mort de Pierre Curie

Titel: La mort de Pierre Curie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jacques Neirynck
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pied du mur de clôture, à l’ombre de marronniers sur lesquels poussaient des feuilles d’un vert tendre. Le temps était radieux, des oiseaux chantaient, une brise légère remontait du sud en apportant le premier adoucissement du printemps.
    Raoul avait observé Marie, seule devant la tombe, qui détachait lentement, une à une, les fleurs d’un bouquet pour les jeter dans la fosse. Le silence était tel que l’on entendait le bruit de leur impact. Après quelque temps, le maître de cérémonie tenta d’obtenir de Marie Curie qu’elle acceptât les condoléances des personnes présentes. Elle ne répondit pas, laissa tomber le bouquet à terre, tourna le dos sans dire un mot et quitta le cimetière avec son beau-père.
    Jamais Raoul n’avait vécu ensevelissement aussi tragique. En Ardenne, dans sa famille, on vivait un rituel, presque une routine. On enterrait par habitude, parfois des cousines mortes trop jeunes d’une tuberculose, des oncles bons vivants emportés par une attaque cérébrale dans la fleur de l’âge à la suite de glorieux abus de table ou d’alcôve, enfin des grand-mères devenues gâteuses depuis si longtemps que leur disparition suscitait un soulagement général. Les individus s’effaçaient au profit de la famille, car les tentures noires étaient frappées de la seule lettre T pour Thibaut, non seulement dans un souci bien compréhensible d’économie mais aussi pour signifier que le prénom cessait d’importer. Le nom de baptême introduisait une différence entre les personnes qui perdait sa raison d’être devant ce grand mystère où tous les Thibaut se rejoignaient dans un au-delà qui devenait presque palpable. Ce n’était qu’un rite mais il servait un but évident, aider à faire son deuil de Madeleine, Paul ou Gertrude.
    Toutes les générations de Thibaut et des familles apparentées se retrouvaient à la levée du corps, à l’église, au cimetière, à la réception qui clôturait la journée, en attendant le repas du soir servi dans une auberge. On venait de loin, on pleurait, on priait, on chantait, on traçait le signe de la croix avec un goupillon sur la tombe, puis on se retrouvait entre vivants, on abusait des viandes et du vin, comme si leur couleur rouge pouvait exorciser le visage blême du défunt. Mais le trépassé demeurait secrètement présent, parce que le rite l’avait fait passer dans un autre monde. Dans la famille de Raoul, la mort faisait partie de la vie. Le 21 avril 1906, à Sceaux, il avait surpris le drame d’une mort sans rémission, d’un basculement qui atteindrait toute la société, et dont les Curie constituaient les précurseurs. Comme si une banquise commençait de recouvrir la France. Pourquoi servait-il cette République qui détruisait le cœur même du pays ? Pourquoi, sinon parce qu’elle était là et qu’il n’y avait pas d’autre légitimité politique ? Les choses étant ce qu’elles étaient, il fallait bien gouverner la France, telle qu’elle était et non telle qu’on souhaitait qu’elle fut.
    Il sortit sa montre de son gousset, il était quatre heures, Arsène n’était pas rentré, il ne supportait plus de ressasser ses souvenirs dans la solitude de son bureau. Il alla faire un tour à la cuisine où Félicie commençait les préparatifs du dîner. Elle lui prépara une grande cafetière de café fort, dont il but un bol avec du lait et du sucre en s’intéressant à la recette du pâté lorrain en voie de confection.
    Félicie était née à Schirmeck, en Alsace. En 1871, après la guerre, toute petite, elle avait accompagné ses parents réfugiés à Neufchâteau. Elle avait rencontré Arsène lors d’une permission de celui-ci au retour d’Algérie. Ils s’étaient mariés, Arsène était entré comme inspecteur à la préfecture de police, quai des Orfèvres. Depuis, après un passage au château de Rambouillet ils n’avaient plus quitté Paris où Raoul les avait pris à son service. Ils n’avaient pas eu d’enfants et n’en concevaient apparemment aucun chagrin.
     
    De cinq à six heures, Raoul s’installa au piano du salon, un quart de queue Pleyel, afin de déchiffrer un des Préludes de Fauré, qui venaient d’être publiés. Au bout d’une heure, il avait reconquis une certaine sérénité et il se sentit la force de reprendre sa tâche. Il revint donc à son bureau avec la ferme intention de réfléchir à la mission impossible qui lui était assignée. Mais il commença

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