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La mort de Pierre Curie

La mort de Pierre Curie

Titel: La mort de Pierre Curie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jacques Neirynck
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famille Curie pour annoncer la nouvelle à Mme Marie Curie et présenter les condoléances du président de la République. Il a été rejoint par le doyen de la faculté des sciences, Paul Appell, et le professeur Jean Perrin, ami de la famille. Cette délégation a rencontré en premier lieu le docteur Curie, père de la victime. À six heures, Mme Curie est rentrée à son domicile et a reçu, à son tour, la nouvelle. Elle a demandé que le corps de son mari soit ramené boulevard Kellermann, sans qu’il soit procédé à une autopsie préalable. Elle a souhaité ensuite pouvoir s’isoler. La délégation officielle a accédé à ce désir. Le corps a été ramené au domicile à huit heures du soir.
    Les obsèques ont été fixées au samedi 21 avril. À la demande de la famille, il n' y aura aucune délégation officielle et aucun discours ne sera prononcé. Le professeur Pierre Curie sera enterré dans le caveau familial du cimetière de Sceaux. Le ministre Aristide Briand sera présent à titre privé. Il en sera de même du soussigné, qui fut élève du défunt et qui a eu longtemps le privilège d’être reçu dans le cercle d’amis des époux Curie.
     
    Il relut très lentement à voix haute, tant il avait appris par expérience que le diable se cachait dans le détail et que la broutille significative demeurait dissimulée alors même qu’elle était en évidence. Parmi ces trente lignes se cachait sans doute la solution. Il eut l’impression fugace que certains détails ne collaient pas, mais il aurait été bien en peine de dire lesquels. Rien ne l’avait frappé, lorsqu’il avait rédigé le rapport quatre ans plus tôt. S’il s’inquiétait maintenant, n’était-ce pas seulement à cause de la mission confiée par Fallières ?
    Pour l’instant c’était tout : il fallait attendre d’autres éléments qui éclairciraient l’affaire. Il n’y avait certes rien d’autre à écrire dans un rapport officiel. Mais Raoul se souvenait du visage de Marie. Du bruit de sa clé dans la porte d’entrée de la petite maison du 108, boulevard Kellermann. De sa joie de se retrouver chez elle après une longue journée de travail. De son air totalement épanoui. De la robe claire qu’elle portait au lieu de la perpétuelle tenue noire du laboratoire. De la glaciation de ses traits en découvrant cette étrange délégation, Appell, Perrin et Thibaut, figés debout dans le salon avec le Dr Curie. De son insensibilité apparente jusqu’à ce que sortent de ses lèvres exsangues une question qui appelait follement un démenti :
    — Pierre est mort ? Mort ? Tout à fait mort ?
    Du silence gêné des quatre hommes. De sa douleur à lui, Raoul Thibaut de Mézières, du sang qui n’affluait plus à son cœur, de sa crainte de s’évanouir. Et puis les trois messagers du malheur s’étaient retrouvés dehors, s’étaient salués et dispersés hâtivement, pareils à des complices venant de commettre un mauvais coup. Raoul était rentré à pied chez lui, en marchant près de deux heures sous la pluie, comme si, en s’imposant cette pénitence physique, il atténuait la souffrance de Marie Curie. Ce soir-là, en rentrant à son appartement de la rue Georges-Ville, Raoul se passa de dîner, ce qui ne lui était jamais arrivé. Le lendemain, il rédigea le rapport et, le surlendemain, il se rendit à Sceaux.
    Pour Raoul, le plus bouleversant fut le dispositif des funérailles, réduites au strict nécessaire, l’enfouissement, comme dans la plus barbare des tribus. Le rassemblement eut lieu à la porte du cimetière de Sceaux. Il n’y eut aucune cérémonie religieuse. Le Dr Curie avait éduqué ses deux fils dans la laïcité la plus stricte. Le deuil se résumait à une opération mentale que chacun devait entreprendre pour son compte, sans l’affirmation d’une espérance quelconque. Pierre Curie était mort, bien mort, il ne ressusciterait pas, même dans l’imagination de ses proches. La charrette de Louis Manin avait tranché ses jours comme la guillotine qui décapite un condamné. Il était, il n’est plus, il n’y a rien d’autre à dire.
    Le cortège s’ébranla pour parcourir la distance insignifiante qui séparait la grille d’entrée de la tombe fraîchement creusée, dont la terre formait un petit tertre trop visible de loin, comme si tout le cimetière était orienté vers ce trou obscène. Au bras de son beau-père, Marie Curie suivit le cercueil de son mari jusqu’au

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