La mort de Pierre Curie
de viser son adversaire et sur celui, encore plus important, de réduire la cible présentée à celui-ci, en se plaçant bien de profil. La scène confina au burlesque. L’homme le plus doux du monde, Painlevé, observait cette leçon dans son fauteuil, les yeux globuleux, tout en s’éventant machinalement avec son haut-de-forme, bien qu’il ne fît pas chaud. Langevin n’était pas doué le moins du monde ou bien il était si troublé qu’il en perdait le sens commun. Félicie fit irruption au milieu de la leçon pour demander si ces messieurs comptaient demeurer pour dîner. Raoul la renvoya avec brusquerie, car manifestement elle était venue au salon pour satisfaire sa curiosité.
Sur ces entrefaites Arsène Champigny finit par revenir de ses enquêtes. Raoul lui délégua la suite de l’instruction de Langevin en lui recommandant de faire quelques exercices plutôt dans le hall que dans le salon. Il ne tenait pas à ce que Langevin continue à faire des moulinets de ses grands bras maladroits, dans une pièce où il collectionnait de précieux vases de Gallé et de Daum. Après cette gymnastique préparatoire, Arsène emmènerait son élève pour une séance de tir en rase campagne à la lueur des phares de la Peugeot.
Avant de donner sa leçon, Champigny eut le temps de glisser à Raoul une enveloppe contenant les copies des lettres de Marie et de Paul Langevin. Toutes affaires cessantes, au désespoir de Félicie qui s’apprêtait à servir des croûtes aux morilles pour accompagner les œufs au lard selon la recette de Coigny, le tout arrosé d’un fleurie, Raoul passa dans son cabinet, en abandonnant ses visiteurs aux bons soins de son adjoint.
Le dossier était parfaitement clair. D’une part se trouvaient les copies du courrier intercepté et photographié depuis juillet 1910 par la préfecture de police à la requête de Raoul. D’autre part, il y avait les photographies des lettres de Langevin, trouvées à Sceaux chez Marie, et celles de Marie, découvertes à l’appartement de Langevin rue du Banquier. La plupart des missives ne se trouvaient pas dans la correspondance interceptée par la police, parce qu’elles dataient d’avant juillet 1910, et remontaient jusqu’à 1903, l’année du doctorat de Marie. Une remarque de Champigny confirma le soupçon initial de Raoul : les lettres publiées par L’Œuvre n’avaient pas été découvertes par Jeanne Langevin à Fontenay-aux-Roses, qui aurait fracturé le secrétaire de Paul Langevin, puisqu’elles étaient restées rue du Banquier. En comparant l’ensemble des lettres avec celles publiées par Téry et reproduites un peu partout, Raoul put vérifier ce qu’il suspectait aussi : aucune lettre antérieure à juillet 1910 n’était tombée entre les mains de la presse.
La fuite vers L’Œuvre provenait donc de la préfecture de police, d’un corbeau, voire de l’institution elle-même. Comme Raoul en avait créé lui-même l’occasion en demandant l’interception du courrier, il lui restait à découvrir l’auteur de l’indiscrétion, son mobile et ses antécédents. C’était peut-être la véritable piste du meurtrier éventuel de Pierre Curie. Mais il faudrait impliquer le préfet de police Louis Lépine lui-même dans cette enquête sur ses services, agir avec la plus grande circonspection et maintenir un secret absolu.
Raoul sentit ses entrailles se nouer et une sueur froide monter à son front. Ce genre de mission comportait les plus grands risques pour son auteur, dans la mesure même où il réussissait. De fil en aiguille, il remonterait des filières occultes contrôlées par de puissants personnages. Il y risquait sa place quoi qu’il fasse. Raoul s’imagina une fois de plus en inspecteur de l’Instruction publique à Ajaccio. Le climat était très agréable, mais les distractions devaient se limiter aux concerts dominicaux de l’orphéon municipal et au bal annuel de la préfecture. Et Florence ! Il ne reverrait plus Florence qu’une ou deux fois par an.
Il reprit le dossier depuis le début. Les lettres de Langevin et de Marie se répondaient fidèlement en suivant l’ordre des dates toujours clairement marquées. Il y avait une lettre de condoléances datée du 21 avril 1906, signée de Langevin : il y faisait allusion à un courrier qu’il avait envoyé à Marie le 18, comme s’il avait pressenti le malheur du lendemain. Deux semaines après la mort de Pierre, le 10 mai 1906, Marie
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