La mort de Pierre Curie
répondait par une lettre déchirante à Paul Langevin, où il était question d’elle plutôt que de lui. Elle se plaignait aussi de ne pas avoir reçu la lettre de Paul du 18 avril, adressée pourtant, comme les précédentes, au laboratoire de la rue Cuvier. Raoul nota la coïncidence : de toute cette correspondance étalée sur sept ans, c’était la seule lettre qui manquait.
Raoul décida de se distraire en passant dans le hall d’où provenaient les ordres de Champigny, hurlés de plus en plus fort à l’adresse de la plus maladroite des recrues, le professeur Paul Langevin, spécialiste de la piézoélectricité, amant présumé de celle qui avait découvert la radioactivité, successeur du mari de celle-ci à l’École de physique, espoir de la recherche militaire et désespoir de son sous-officier instructeur.
Le hall d’entrée est, par définition, la pièce par où l’on entre dans le domicile d’une personne. Il rappelle à l’ordre le visiteur occasionnel ou même le coutumier des lieux ; il force le respect du nouvel arrivant et il inspire la crainte au manant qui ne pourra jamais en franchir le seuil. Il y a deux principes à respecter dans l’aménagement d’un hall d’entrée honorable : symétrie et hauteur.
Pour la symétrie, Raoul avait déniché une élégante paire de consoles d’époque Charles X en première partie et contrepartie : la première console en bois clair de citronnier avec une légère marqueterie foncée, du palissandre ; la seconde en palissandre et ornée des mêmes motifs de marqueterie, de citronnier. Cela permettait à l’ébéniste de plaquer deux meubles identiques en effectuant une seule découpe de marqueterie dans les deux feuilles de bois superposées. La marqueterie, composée de rinceaux, feuillages et palmettes, était discrète et d’une grande finesse. Elle ne concernait que le tiroir et le centre du plateau inférieur. Un étroit filet incrusté du même bois que la marqueterie soulignait les contours des différents éléments de la console. Le plateau supérieur était en marbre et les montants antérieurs en forme de crosse se terminaient sous la base par des pieds griffus.
Pour simuler la hauteur, un très grand miroir séparait les deux consoles. Un homme de grande taille et large d’épaules pouvait aisément s’admirer de la tête aux pieds lorsqu’il se plaçait juste devant. L’encadrement était en bois stuqué et doré, imitant sur tout le pourtour une baguette de joncs noués. La partie supérieure, en forme de chapeau de gendarme, était surmontée d’un important panier de fleurs. Par un simple jeu de reflet, un miroir d’une telle dimension permettait d’agrandir virtuellement ce hall parisien que Raoul jugeait trop étroit par rapport aux pièces de son château de Fresnois. Mais il lui permettait aussi de s’assurer d’un sans-faute vestimentaire avant de sortir.
Vis-à-vis du miroir, un tableau de dimensions comparables peint par Jacques-Louis David, premier peintre de Napoléon Bonaparte. Il représentait un soldat de l’Empire en plein milieu d’une bataille épique, une main occupée à tenir son fusil, l’autre indiquant à la piétaille inquiète la direction à suivre pour en découdre avec l’ennemi. Ses jambes formaient un angle de quarante-cinq degrés soulignant ainsi sa bravoure et sa détermination à aller de l’avant. S’il pouvait parler, il hurlerait sans doute : « Massacrez-les tous ! » Ce vaillant soldat n’était autre que le modèle préféré de David, un certain Dominique Mariolle, un bûcheron géant d’une taille communément admise de deux mètres et dix centimètres, amplifiée par une barbe de soixante-dix centimètres. Différentes légendes couraient au sujet de sa rencontre avec Napoléon. D’aucuns disaient qu’au pont d’Arcole, il aida simplement le général tombé de cheval ; d’autres racontaient que, lors de la fameuse signature du traité de Tilsitt, Mariolle fit preuve d’un trait de caractère très particulier. Voyant arriver l’Empereur, il déposa son fusil et présenta les armes avec un canon. On dit même que l’expression « faire le mariolle » viendrait de cette anecdote napoléonienne. Par le jeu de reflet du miroir, Raoul pouvait, lors de chaque inspection vestimentaire, voir la tête de Mariolle sur son épaule qui semblait lui souffler à l’oreille : « Vas-y mon grand, va faire le mariolle…»
Pour l’instant, c’était
Weitere Kostenlose Bücher